Archives du blog
Rébellion quantique – Part 6
Roxanne participe à des opérations menées par une organisation illégale dirigée par Franck, l’Asso. Ils empêche le gouvernement d’obliger les populations les moins aisées à quitter les villes pour le 3e cercle de banlieue. Roxanne pose des bombes dans des immeubles en construction, tout en étant sûre de ne pas se faire prendre: elle est un individu quantique, dont la vie se déroule à cheval sur plusieurs réalités. Sa nouvelle mission la conduit à organiser l’enlèvement du ministre de la vie en ville, pour faire plier le gouvernement.
Le début se trouve par ici
*
Franck m’énerve, avec cette manie désagréable de me raccrocher au nez. Comme je n’ai rien de plus intelligent à faire, je sors la boîte d’œufs de mon sac, y prélève de quoi faire une omelette et me mets aux fourneaux. C’est la façon la plus étrange de préparer un kidnapping. Les œufs ont des coquilles bleues et le jaune rouge. En d’autres circonstances, cet assemblage primaire m’aurait enchantée, mais là, je trouve la plaisanterie de mauvais goût. L’odeur qui se dégage de la mixture une fois mise dans la poêle chaude est désagréable et me fait tourner la tête. Je vacille.
Je reprends conscience avec la sensation bizarre de ne pas être moi-même. Cette omelette doit avoir un rapport avec ma mission et quelque chose a dû changer en moi. Je me lève avec difficulté et, les jambes flageolantes, m’approche du miroir de l’entrée. En avançant dans l’appartement, je réalise qu’il s’agit de celui de la réalité d’avant. Je me sens stupide de penser que cette omelette serait un canal spatio-temporel qui m’a renvoyée dans le monde d’avant, mais un regard par la fenêtre me convainc que je suis revenue en arrière. Il doit y avoir une raison. A part l’omelette, je ne vois pas… Je regarde l’heure, il est 13h27. 33 minutes avant le kidnapping. Pour la première fois depuis que j’ai joint l’Asso, je vais échouer. Comme pour surligner cette offensante réalité, le visiophone couine et il ne fait pas de doute pour moi que ce sont des policiers qui viennent m’arrêter pour m’exécuter. Je n’ai même pas à appuyer sur le bouton du visiophone: les forces de l’ordre ont le droit de rentrer où elles veulent à toute heure du jour ou de la nuit. Je n’ai plus qu’à les attendre, résignée. La porte s’ouvre et j’hésite à tendre les mains pour qu’ils me menottent, mais à ma grande surprise, c’est un homme en costume élégant qui entre.
– C’est bon, tu es prête ?
Comme je ne réponds rien, il me prend par le bras et me pousse devant lui.
– Tu es encore sous tranquillisants ? Tu aurais pu faire attention, tu sais à quelle point cette cérémonie est importante pour moi…
Mais qui est ce type et que me veut-il ? Il est déjà dans la pièce d’à côté, et fouille dans un placard pour en sortir une jupe et une veste.
– Tu ne peux pas y aller comme ça, change-toi s’il te plait
13h28. Pas trop de temps pour m’interroger sur les circonstances qui m’ont amenée à me laisser dicter une façon de m’habiller. J’ai appris à faire confiance à l’Asso. Ce type doit avoir un rapport avec ma mission dans l’autre monde.
– Roxanne ? Réveille-toi, s’il te plait, nous sommes en retard pour la cérémonie. Le chantier est à 20mn, je suis l’invité d’honneur, je ne peux pas me permettre d’arriver en retard ! On dirait que ça te fait plaisir de me foutre dans la merde. Je me demande ce que je fais avec toi, tu n’es même plus journaliste…
Donc, en suivant la logique très bizarre dite « de l’omelette », je suppose que voilà le ministre de la vie en ville et que j’ai été un jour journaliste. Je ne veux surtout pas savoir comment, mais on se connait assez pour qu’il se croit autorisé à fouiller mes placards. Je crois que, sur le coup, ça m’énerve encore plus que le fait qu’il se permette d’obliger des gens à quitter les villes. 13h29. J’ai toujours à la main la poêle qui m’a servi à cuire l’omelette qui permet de changer de monde. L’homme est de dos, il tripote des sous-vêtements. Tant pis pour lui. Je m’approche en silence et lui assène un coup de poêle sur le haut du crane. Il s’effondre en silence, les doigts pleins de bas et collants que je lui ôte des mains afin de le ligoter. En quelques minutes, je l’immobilise et lui fourre une chaussette (propre) dans la bouche. Je viens de kidnapper le ministre de la vie en ville. Me restent 15 minutes pour le ramener dans le monde d’où je viens, de préférence sous les caméras. Pour la première fois, je dois voyager avec quelqu’un et vers une destination précise. Je connais assez l’Asso pour savoir qu’ils ne laissent rien au hasard.
– Franck ? C’est fait. Comment je rentre, s’il te plait ?
– Tu trouveras une poule rôtie dans le frigo. Prends-en un morceau et débrouille-toi pour que le ministre en mange aussi. Surtout, accroche-le à toi.
Vu que je suis venue du futur en mangeant des œufs, il y a une forme de logique à ce que j’y retourne en avalant une poule. En temps normal, voyager dans le temps grâce à de cuites gallinacées m’aurait amusée, mais là je trouve ça limite méprisant. J’aurais préféré du champagne… J’avale une cuisse rôtie froide, sans ketchup, et choisis un bout d’aile pour le ministre. Il a repris conscience et me regarde avec des yeux effarés. Je lui fais signe de rester calme et, comme il opine du chef, ôte la chaussette qui lui décore le sourire.
– Vous allez être bien gentil, vous allez manger ce bout de viande
– Mais enfin Roxanne, tu es devenu complètement folle ?
– Pourquoi ? Vous seriez végétarien ?
Sans attendre de réponse, je lui fourre la viande dans la bouche et attrape une de ses main. Je n’aime pas qu’on me tutoie sans me demander mon avis. 13h55. Une douce torpeur me prend. Le ministre a du mal à mâcher, mais il a l’air d’avaler un peu de viande. Je m’accroche à sa main avec force, lui plantant mes ongles dans la paume. Il couine et je m’évanoui.
*
Je suis assise dans de la boue, ma main serre une chose molle et tiède, qui s’évère être celle du ministre, dont les yeux exorbités trahissent peur, incompréhension et un légère incrédulité. Il a encore dans la bouche un morceau de viande blanche, ce qui lui confère un air stupide en plus. Je le comprends, mais le moment est mal venu de s’apitoyer. A quelques mètres se trouve une estrade garnie de micros, le tout survolé par des drones. 13h58. L’enlèvement. Cette estrade doit être celle d’où il va prononcer le discours dans lequel il justifie le besoin d’éloigner de braves gens de leurs lieux de vie.
Mais je n’ai pas trop de temps pour réfléchir. Un frémissement dans la foule précède des voix qui s’élèvent et quelques personnes commencent à courir dans notre direction. Le vol des drones a changé de direction, ils seront sur nous dans une poignée de secondes. Un gémissement de désespoir se fraie un chemin entre mes amygdales. Je rassemble mes forces pour me lever et tenter de partir en courant quand des bras sortis de nulle part me soulèvent du sol et me trainent dans ce qui ressemble à un souterrain. « Accroche-toi, c’est bientôt fini ». Je m’accroche (à la main du ministre) et me laisse emmener. Nous dérivons dans un tunnel boueux, portés par plusieurs personnes. A mes pieds, un groupe tire sur les drones pendant que quelques personnes bouchent l’entrée du tunnel. On dirait que le kidnapping a été un succès.
Les bras me posent sur une chaise et une main m’oblige à lâcher le ministre. Nous nous trouvons dans un espace sombre qui s’apparente à une cave ou à un bout de souterrain. Je sens autour de moi des gens qui s’agitent et commentent, mais je ne parviens pas à les distinguer.
– Merci, vous devez repartir vite, maintenant, il ne faut surtout pas qu’on vous trouve ici, ça pourrait compromettre l’opération.
Je suis encore groggy par un double saut (au poulet) dans l’espace-temps et ces types veulent se débarrasser de moi. D’un autre côté, je préfère leur laisser gérer la situation.
– Mais vous pouvez manger et boire un peu, si vous le souhaitez, on ne sait pas où vous aller atterrir et trouver de la nourriture devient difficile.
En effet, les gens qui m’entourent ont l’air plutôt pâles et maigrichons. Une femme s’approche avec une assiette de pommes de terre et un sandwich assez fin pour qu’on puisse voir au travers. Elle est accompagnée par un petit garçon aux yeux noirs qui me regarde porter une patate à ma bouche. Son air exténué me fait pitié, il doit avoir faim pour qu’une patate bouillie lui fasse cet effet.
– Dépêchez-vous, s’il vous plait, vous nous mettez en danger.
C’est la femme qui s’est exprimée, d’une voix rude. Comme je m’exécute et commence à grignoter le tubercule, le gamin se jette sur l’assiette. Un réflexe me fait saisir la main du petit et l’attirer à moi pour le protéger du coup que va lui asséner la femme. Il tombe sur mes genoux et un cri de désespoir accompagne notre chute.
*
La suite : par là
Rébellion quantique – Part 5
Roxanne participe à des opérations menées par une organisation illégale dirigée par Franck. Coincée par ses dettes, elle ne peut faire autrement que d’accepter la prochaine intervention: stopper l’urbanisation sauvage, permettant ainsi aux populations les moins aisées de conserver leur place dans les villes. Elle pose des bombes dans des immeubles en construction, tout en étant sûre de ne pas se faire prendre: Roxanne est un individu quantique, dont la vie se déroule à cheval sur plusieurs réalités. Après avoir fait exploser une résidence en construction, elle se retrouve dans un nouveau monde, face à son contact: Franck qui l’informe que ce nouveau saut l’a emmenée vers un monde plus dangereux, dans lequel sa mission sera plus complexe.
Le début se trouve par ici
*
Je n’ai pas eu le temps d’en perdre. Ce matin, alors que je peinais à faire fonctionner ma nouvelle machine à café, mon téléphone a sonné. C’était la première fois que je redoutais d’entendre la voix, même si, objectivement, je n’avais pas eu le temps de dépasser des échéance de paiement.
« Chère cliente, vous n’avez pas rempli vos obligations pour la journée, si vous ne souhaitez pas être mise sous surveillance immédiate, merci de régulariser ce jour, le 02 Février »
– Franck ? C’est quoi, cette menace de surveillance ?
– Tu n’as pas trouvé l’enveloppe qu’on t’a laissé ?
– Quelle enveloppe ? Non, je n’ai pas trouvé d’enveloppe, qu’est-ce que je dois faire ?
– Techniquement, dans ce monde tu es obligée de travailler, même si tu n’as pas de travail. Tu dois te rendre au lieu dont l’adresse figure dans l’enveloppe et y passer la journée. S’ils ont un boulot à te confier, ils t’en avertissent sur place. S’ils n’en ont pas, tu dois rester. C’est une façon à peine détournée de garder sous contrôle les personnes inactives…
Il doit m’entendre m’étrangler, parce qu’il ne me laisse pas le temps de prendre la parole.
– D’un autre côté, si tu as reçu un coup de fil et que tu n’as pas d’enveloppe, ça veut dire que tu dois agir aujourd’hui…
– Mais je devais être préparée à ce nouveau monde dangereux ?
– Il te reste quelques heures… Je ne peux pas t’en dire plus, rends-toi au lieu de rendez-vous de l’Asso.
Il a raccroché avant que je n’aie le temps de lui demander où est ce fameux lieu de rendez-vous. C’est n’importe quoi, cette histoire. Je regarde autour de moi, à la recherche d’un document qui m’aurait échappé hier en arrivant. Rien. Le seul truc qui m’attendait était une photo de ville, dont je me suis servie comme marque-page. Je prends mon livre et en sors la photo, que j’observe attentivement. Elle représente un immeuble qui ressemble à s’y méprendre à celui que j’ai sous les yeux depuis la fenêtre de mon salon. La photo montre aussi l’autre côté de la rue et une petite supérette tout ce qu’il y a de plus banal, surmontée d’une bannière publicitaire qui indique « 0202 The Place To Be ». Un coup d’œil à la supérette m’apprend que ce panneau n’existe pas dans la vraie vie. C’est marrant, ce 0202, alors que nous sommes le 02 Février. Je me demande si demain, par la magie de la technologie de ce nouveau monde, la bannière de la photo indiquera « 0302 The Place To Be ». Et c’est là que j’ai un éclair. Je descends les escaliers à toute vitesse pour me rendre à la supérette, me demandant comment je vais reconnaître ceux qui me font travailler.
Le petit magasin a l’air vide et je dois forcer sur la porte pour qu’elle s’ouvre. Un distributeur de boissons diffuse une lumière bleue qui baigne l’espace silencieux d’une ambiance étrange. Sur les rayons, des restes de sachets éventrés, quelques articles périmés. Le coin caisse est entouré de portants de barres chocolatées, mais pas de caissier en vue. Le distributeur couine et tremble. Si je dois rencontrer les membres de L’Asso ici, ils sont soit tout petits, soit pas encore arrivés, soit j’ai mal interprété la photo, soit il y avait une heure à respecter et j’ai raté mon coup.… Par acquis de conscience, je fais le tour du distributeur, mais rien ne se trouve derrière. Au moment où j’amorce un demi-tour pour quitter cet endroit inhospitalier, un bruit mat venant du distributeur brise le silence. C’est une canette qui a glissé vers le tiroir servant à récupérer les boissons. Il me semble évident de la prendre, et si la boire est à peu près hors de question, au moins de regarder ce qu’il y a écrit dessus. « Asseyez-vous » lis-je sous un dessin de fruits souriant de manière grotesque. J’obtempère en me demandant si je dois avoir peur, mais j’ai l’intention de ne pas me laisser faire. Je trouve que j’ai déjà du mérite d’avoir compris le rendez-vous. Je continue ma lecture.
« Qu’avez-vous fait ? On vous attend depuis ce matin… Maintenant, on a plus de temps pour vous préparer à l’intervention, il vous reste moins de deux heures… ».
C’est bien la première fois qu’une canette de soda me fait des reproches… Intriguée, je regarde les phrases suivantes se former sur le métal bleu foncé.
« Pour faire céder le gouvernement sur leur politique d’éloignement des gens les moins bien notés vers le cercle de 3ème banlieue, nous avons décidé de kidnapper le ministre de la vie en ville. Ils auront 48 heures pour annuler les accords d’éloignement, les transferts prévus, et redonner aux gens un niveau correct de notes et de vie. »
Je n’ai pas le temps de m’interroger sur ce concept de « ministre de la vie en ville… », ni sur ce qu’il adviendra au delà des 48h. Peut-être sera-t-il évincé de la vie politique à cause d’une vidéo ordurière diffusée à l’échelle mondiale… J’espère juste ne pas avoir à tremper dans ce type de manipulation… la suite s’affiche sous mes yeux ébahis.
« Le ministre doit visiter le chantier situé à 50 km au nord de la ville, aujourd’hui à 14h. Il sera filmé pendant qu’il fait son odieuse propagande. Afin d’avoir plus de poids, le kidnapping doit avoir lieu en direct, sous les drones et les caméras. Vous trouverez le matériel derrière les canettes vertes du distributeur »
Hein ? mais je ne suis responsable que d’explosions, il n’a jamais été question de prendre des otages… Et filmée, de surcroit… Je fixe la canette comme une poule fixant un couteau. Comment répondre à ce truc bleu ? Dans le doute, j’énonce à voix haute la seule question qui me traverse l’esprit.
– Dites-moi où je dois poser les explosifs.
« Les explosifs ? Quels explosifs ? Personne ne doit être blessé dans le kidnapping, on nous a assuré que le contact envoyé par l’Asso serait rodé aux enlèvements. »
Ce truc m’entend. Il doit y avoir des micros pas loin et sans doute des caméras.
– Vous vous trompez d’interlocuteur, je ne sais que faire sauter des bâtiments.
« Vous êtes bien Roxanne ? »
– Oui
« Alors, non, on ne se trompe pas. »
Et la canette s’éteint. Plus exactement, le texte qui présente les dangers auxquels s’exposent les consommateurs réapparaît. « prise de poids, caries dentaires, gaz,… », beuark. Assise sur le carrelage froid et sale, l’objet devenu mutique à la main, je me demande comment je vais m’en sortir, cette fois. S’il n’y a pas d’explosion, je ne vais pas pouvoir changer de monde et je risque de me faire prendre. Il me reste moins de deux heures pour trouver une façon de kidnapper un ministre en direct et échapper à une mort certaine. Je vais regarder ce qui se trouve derrière les canettes vertes. Une boîte d’œufs et une caméra, que je mets dans mon sac à dos. Je vais y ajouter la canette bleue qui communique avec moi, au cas ou, mais un message s’y affiche, pas spécialement aimable. Il dit: « Laissez la canette bleue au sol, Roxanne, elle ne vous servira à rien »
J’obtempère, énervée qu’un objet aussi ridicule me donne des ordres.
*
– J’ai besoin d’aide
– Je sais, c’est le moment de te faire une omelette.
*
La suite est là
Rébellion quantique – Part 4
Roxanne participe à des opérations menées par une organisation illégale dirigée par Franck. Coincée par ses dettes, elle ne peut faire autrement que d’accepter la prochaine intervention: stopper l’urbanisation sauvage, permettant ainsi aux populations les moins aisées de conserver leur place dans les villes. Elle pose des bombes dans des immeubles en construction, tout en étant sûre de ne pas se faire prendre: Roxanne est un individu quantique, dont la vie se déroule à cheval sur plusieurs réalités. Après avoir fait exploser une résidence en construction, elle se retrouve dans un nouveau monde, face à son contact: Franck.
Le début se trouve par ici
*
– Bon, ça fait quoi… deux ans ? sept explosions ? ça me donne le droit d’en savoir un peu plus, non ?
Ce coup-ci, je suis décidée à ne pas lâcher. Il peut m’avoir choisi un vin à cinquante millions la bouteille, qu’il aille au diable. On ne m’achète pas avec du pinard (enfin… pas facilement). Je croise les bras et lui décroche mon regard le plus farouche, celui que j’ai travaillé dans le miroir à mes instants perdus (c’est dingue, le nombre d’occupations qu’entraîne une vie dans des mondes parallèles). Ce n’est rien que de la frime. Sous mon air bravache, je suis inquiète. Il peut tout à fait me congédier d’un geste, arrêter les paiements et me laisser seule dans ce nouveau monde que je n’ai pas encore appréhendé. Je le regarde me regarder et pendant que son visage impassible me renvoie à ma condition d’esclave quantique, je délire sur ce monde sans doute dépourvu de pitié pour les rebelles de mon espèce, dans lequel je vais servir d’expérience pour des fous qui veulent prolonger leur vie ou en vivre plusieurs en parallèle, ou voyager dans le temps, ou…
– Quoi ? tu as dit quoi ?
J’étais tellement stressée à imaginer finir dans un zoo des voyageurs inter- temporalités que je n’ai pas écouté sa réponse. Maintenant j’ai l’air stupide.
– J’ai dit « oui, tu as le droit de comprendre, j’allais y venir aujourd’hui »
– « Aujourd’hui » ! Ahahahahah ! tu en as de bonnes… depuis deux ans, j’ai perdu la notion de « aujourd’hui » figure-toi. Pour ce que j’en sais, je suis peut-être hier, demain, née avant mes parents, sans parents, ou un hybride de carpe koï…
– Tu veux bien garder ton humour poissonnier et m’écouter, s’il te plait ? Je n’ai pas que toi à m’occuper, figure-toi…
– Si ça te fait plaisir…
– Depuis que tu travailles pour l’Asso, tu as gagné en compétences et en acceptation. Tu t’es distinguée en restant à la place qui t’as été assignée, même si je reconnais que ce n’était pas toujours évident, et en évitant de fouiner, ce que l’Asso a apprécié.
Je me garde bien de réagir, si ma passivité a été prise comme une qualité, tant mieux. Disons que j’était tellement contente de vivre aux frais de la princesse, à quelques explosions près, que je me suis bien gardée de remuer la fange. Sans compter que leur cause me plait.
– Donc tu vas monter en grade, ce qui signifie que tu seras mieux payée, mais que tu te verras attribuer des missions plus dangereuses… dans des mondes plus complexes. En deux mots : les mondes sur lesquels tu surfes depuis deux ans ont tous été quasi-semblables. Ils font partie de ce que nous appellerons « la réalité 1 ». A l’instant, tu as rallié la « réalité 2 », composée de mondes différents de ceux que tu connais.
Je ne saurai pas dire pourquoi, mais cette dernière information ne me rempli pas de joie…
– Différents jusqu’où ?
– Disons… plus intéressants, plus déroutants et plus dangereux.
En fait, si, je saurai dire: je m’y attendais. Aucune raison que tout ça devienne facile, sinon ce ne serait pas drôle (et l’histoire y perdrait de son piquant). Je choisi de rester silencieuse comme une carpe.
– …
– Rassure-toi, tu seras formée aux nouveautés.
– Me voilà rassurée. Surtout que si je comprends bien tout ce que tu me dis, j’y suis, en plus ?
– Tu y es. Je sais que tu apprécies la voix.
Cette dernière remarque me met mal à l’aise. Ils m’espionnent ou quoi ? j’ai le droit d’avoir mes petits moments d’intimité, tout de même… et il n’y pas de mal à se servir d’une voix pour… Mais il rit, ce con.
– J’espère que la nouvelle voix te plaira autant
Je ne pensais pas que Franck était doué du rire. Je suis vexée. Je vais le lui signifier en me taisant de nouveau. Carpe feeling.
– Elle est plus… disons plus inspirante..
Il rit de nouveau. Je ne sais pas ce qui me retient de lui balancer mon verre à la figure et de m’en aller. Ah si, je sais. Je n’ai pas récupéré mes nouvelles clés. Je le laisse se foutre de moi et en profite pour observer les alentours. Nous sommes à la terrasse d’un café qui ressemble à celui qu’il y a au coin de ma rue, mais les arbres sont plus hauts et d’une essence que je ne reconnais pas. A quelques mètres sur ma gauche, une station de tram. Ce doit être une heure de pointe, parce que les gens s’y pressent et font des efforts pour rentrer dans les rames pleines à craquer.
– Ah, ça au moins, ça reste constant…
Oui, j’ai rompu le silence malgré moi. Franck arrête de se moquer et jette un œil sur les passagers qui se poussent les uns les autres avec vigueur.
– Détrompe-toi, là c’est calme. Pour pallier la surcharge des rames, depuis quelques temps les autorités délivrent des passes pour circuler pendant les heures de pointe. Seuls qui sont bien notés peuvent accéder aux transports en commun. Les autres doivent marcher le longs des voies…
– Pourquoi le long des voies ?
– Ça simplifie leur surveillance… tu vois les caméras, en haut des piliers de métal ?
Je vois. Des petits boules bleues qui ressemblent à des yeux et qui ne cessent de tourner sur elles-mêmes.
– Ils doivent passer de l’une à l’autre sur le trajet qui va de chez eux à leur lieu de travail, tout ça dans un temps limité au-delà duquel ils risquent d’être arrêtés.
– Mais pourquoi ?
– Ils sont mal notés, ce qui signifie qu’ils ne pensent pas comme la masse. Les autorités s’en méfient et les mettent sous surveillance.
– Et s’ils veulent s’arrêter boire un coup ?
– Ils ne peuvent pas. Il faut montrer sa notation pour accéder aux bars, et aux restaurants, d’ailleurs. Mal noté, tu n’accède pas aux lieux d’échange.
– Et s’ils veulent acheter du pain ?
– Ils peuvent, ce sera vu sur leur stat quotidienne. Ils seront en règle.
– Et qui les note ?
– Les caméras…
– ?
– Une intelligence artificielle évalue les actes les plus anodins en permanence. Mais je vais arrêter de raconter tout ça, les caméras ont des micros puissants, elles doivent nous entendre et vont finir par trouver tes questions subversives, tu risques d’être mise sous surveillance aussi.
Je m’étrangle avec mon verre de rouge.
– Pour finir avec mes explications, ta prochaine assignation te seras signifiée par une voix différente, dont j’espère que tu l’aimeras autant que… (mon regard torve doit l’impressionner) oui, bon… il faut que tu t’y prépare.
– Et j’ai combien de temps ?
– Je ne sais pas. Ne perds pas de temps.
Après avoir observé les gens s’escrimer pour prendre place dans le tram, je prends mes nouvelles clés, qui sont accrochées sur un nouveau trousseau (le précédent était en forme de lézard, celui-ci représente un ours blanc) et rentre chez moi. Même adresse, même immeuble, même étage. Le salon est plus grand, la fenêtre donne sur la place d’où je vois le café que je viens de quitter, alors que ce matin elle donnait sur le tram. Je m’assieds sur le canapé et vide mon sac à dos. J’ai besoin de mon livre.
*
Rébellion quantique – Part 3
Roxanne vit en marge d’une société qui ne lui convient pas. Pour subsister, elle participe à des opérations menées par une organisation illégale dirigée par Franck. Coincée par ses dettes, elle ne peut faire autrement que d’accepter la prochaine intervention: stopper l’urbanisation sauvage, permettant ainsi aux populations les moins aisées de conserver leur place dans les villes. Elle pose des bombes dans des immeubles en construction, tout en étant sûre de ne pas se faire prendre: Roxanne est un individu quantique, dont la vie se déroule à cheval sur plusieurs réalités.
Le début se trouve par ici
*
J’arrive sur le site, désert et silencieux à cette heure tardive. Baignées d’obscurité, les constructions semblent menacer ma misérable humanité qui s’invite au milieu des géants de béton aux yeux creux. Comme pour chacune de ces interventions, je me suis habillée de noir, ai dissimulé mes cheveux dans une cagoule et me suis équipée d’un sac à dos dans lequel sont rangées les possessions qui me tiennent à cœur: quelques photos issues de réalités différentes, une montre ancienne, un camée monté en bague, le livre en cours.
Je me glisse jusqu’à une ouverture ménagée dans les grilles qui encerclent le chantier et que Franck m’a indiquée. Je le soupçonne de faire partie des équipes en charge des constructions et, d’une façon ou d’une autre, de me suivre dans les réalités parallèles que j’arpente. Ses informations sont précises et fiables, mes missions se déroulent toujours comme prévu et je trouve les entrées, sorties et le matériel aux endroits marqués sur les plans qu’il me fournit. Je me suis risquée une fois à lui poser la question de ses propres changements de réalité, mais s’est fermé et m’a recommandé de me mêler de mes oignons. Je ne désespère pas un jour de comprendre comment tout ça est possible et qui est réellement Franck, mais pour l’instant, je n’ai pas la moindre piste de compréhension et l’impression (stupide) d’être manipulée par une entité supérieure.
Après avoir demandé en silence aux extra-terrestres de m’aider à réussir cette nouvelle mission, je me faufile au-delà de la grille et commence à avancer vers ce que Franck m’a décrit comme le bâtiment principal. Parvenue au pied de la construction, je trouve la pièce qui doit contenir les explosifs et y entre par la fenêtre laissée ouverte.
Face à moi, un bureau, derrière lequel je distingue quelques étagères couvertes de cartons. Au sol, des sacs d’outils et du matériel divers. A ma gauche, la porte qui doit s’ouvrir sur le hall du bâtiment. Ce que je suis venue chercher est bien là, sur la troisième étagère en partant de la porte, prêt à être posé. Je m’empare des trois charges, les glisse dans mon sac et prends dans le premier tiroir du bureau un téléphone dont le code est le même depuis mon premier saut : 1564.
Il me faut maintenant aller dans les trois sous-sols du secteur pour y poser les charges. Un coup d’œil à ma montre, j’ai le temps, la ronde de surveillance ne passera pas avant une bonne heure. Je trouve facilement l’accès au sous-sol du bâtiment principal et pose la charge comme Franck me l’a recommandé, sur un pan de mur duquel sortent quelques bouts de fer. J’en choisis un bien au milieu et y suspends l’explosif hérissé de fils. Je sors par la sortie de secours et me dirige vers la gauche, en quête de l’immeuble suivant. La seconde fenêtre à droite de la porte d’entré a dû rester ouverte. Je m’y rends sans hésiter et pousse le carreau. Rien ne bouge. J’appuie plus fort sur le chambranle, toujours sans succès.
– Merde, Franck, tu crains.
Je ne suis pas équipée pour forcer portes ou fenêtres. Comme je dois basculer dans une autre réalité à tout instant, j’ai pour consigne de ne porter que le minimum sur moi. Pas d’outils. J’essaie d’ouvrir toutes les fenêtres du rez-de-chaussée, sans succès. Mon cœur commence à battre à un rythme déplaisant. J’hésite à continuer mon travail au troisième bâtiment pour revenir ensuite à ce problème, mais Franck a toujours été formel : il me faut procéder dans l’ordre, quitte à annuler la mission si un problème survient dès le premier endroit. La frustration me rend nerveuse. Je n’aime pas échouer dans un travail pour lequel j’ai été payée. Je retourne à la fenêtre, force sur le carreau. Fiasco absolu. Autour de moi, des morceaux de parpaings, des barres de fer, de grands bouts de planche. Je reste un instant à l’affut de bruits et comme tout est calme, me décide à m’équiper d’une barre de fer. J’en choisis une pas trop longue, la saisis et comme je l’ai vu faire tant de fois dans des films, m’en sers pour asséner de grand coups sur la vitre récalcitrante. L’opération l’air plus facile quand elle est à la charge de voyous de cinéma… il me faut m’y reprendre à quatre fois pour entendre le carreau se briser. Le bruit du verre cassé me fige dans la froideur de cette nuit sans vie, le temps de m’assurer que rien ne vient troubler la quiétude désolée du chantier. Certaine de poursuivre en toute impunité, je prends la précaution de déblayer les bouts de verre qui pourraient me blesser et me faufile dans le hall du bâtiment.
Une fois de plus, il m’est aisé de me rendre au sous-sol et d’y déposer ma charge. Je ressors assez détendue et me rends au troisième immeuble. Celui-ci est moins avancé que les deux précédents et je peux progresser entre des murs dépourvus d’huisserie. Je descends l’escalier, mais il faut se rendre au 4ème sous-sol pour chercher l’endroit décrit par Franck. Ce doit être un pilier central et je dois y fixer la plus grosse charge avant de filer.
J’ai peut-être oublié de mentionner ici le fait, désagréable, que je suis très claustrophobe. L’idée de prendre le métro fait trembler mes jambes et la perspective d’un tunnel dont on ne perçoit pas le bout révulse mon estomac. Franck le sait, mais il n’a pas l’air de considérer que ce puisse être un problème. Il m’a conseillé de respirer et m’a ri au nez quand j’ai commencé à essayer d’argumenter.
– Avec ce qu’on te paie, tu as les moyens de voir un psy, je ne te pensais pas si fragile…
C’était sans appel (voir un peu menaçant quant à mon avenir) et je me trouve donc en haut de l’escalier, une nappe d’obscurité autour des pieds, avec la sensation d’avoir à plonger en eaux troubles. L’envie de vomir me saisit et je sens mon front et mon dos se couvrir de sueur. Je commence la descente, résistant à l’envie folle de partir en courant et l’autre envie folle d’allumer ma torche. Je pose ma main contre le mur et avance un pied hésitant dans le vide. Mon pied rencontre une marche et je commence ma descente. Parvenue sans encombre au premier sous-sol, je regarde vers le haut, avide de distinguer ce qui pourrait ressembler à un coin de ciel. Il fait trop sombre pour que se découpe une portion d’éléments naturels, mais je sens sur mon front un filet d’air frais qui me réconforte. Je continue de descendre en essayant de ne pas réfléchir. J’imagine une clairière au printemps et commence à la peupler de petits lapins mignons et de papillons. 2e sous-sol. Il va en falloir, des lapins mignons… Mon cœur bat en suivant un rythme désordonné qui trouble mes oreilles et la panique me sert la gorge. Encore deux étages à descendre. Je ne vais pas pouvoir.
Je vais crever là, d’une crise cardiaque. Franck ramassera mon corps raide et s’excusera en pleurant.
Non, ça ne lui ressemble pas. Il me maudira plutôt. Je verse une larme d’auto apitoiement. J’en ai honte, mais ça me fait du bien. Je bois un coup à ma gourde, inspire, expire. Descends encore un peu. 3e sous-sol. Plus aucun filet d’air et l’idée d’apercevoir le ciel est chimérique. J’en envie de fuir en hurlant, mes jambes tremblent, l’épaisse obscurité confère à l’air une consistance gluante. Répugnant. Mes doigts se contractent tellement sur la torche éteinte que j’ai mal à la main. J’hésite à allumer, mais j’ai peur que la vision partielle ce qui m’entoure ne m’impressionne encore plus. Là, au moins, je peux imaginer la campagne. Deux marches. Les lapins. Encore deux marches. Les papillons. Allez, trois marches. Les fleurettes. Deux marches… ça y est, j’y suis. Le sol est plat sous mes pieds. Je gémis de stress. L’oppression est telle que j’ai l’impression de peser des tonnes. Il faut allumer ma torche et en finir.
La lumière repousse l’obscurité juste assez pour me permettre de voir un mur nu, un sol couvert de débris divers. Le pilier central se dresse devant moi, son ombre projetée par la torche tressaute au rythme de mon cœur. Je me dirige dessus, à la recherche d’un crochet ou d’un clou. Je dois tourner autour avant de localiser une grosse vis enfoncée dans le béton. Je sors de mon sac la troisième charge, en tâtonne la surface à la recherche d’une fixation à dégager pour l’enfiler sur la vis. Mes geste sont saccadés et je me déteste de perdre mon sang froid sans raison. Les secondes s’écoulent sans que j’arrive à me concentrer assez pour ajuster la boucle de métal que j’ai trouvée. inspirer. Lapins. Expirer. Papillons. Fleurs roses. Mes doigts finissent par obéir et au moment où je suis fièrement prête à accrocher le tout, un bruit se fait entendre dans l’escalier. Je me tourne juste à temps pour distinguer, dans le faisceau de la torche, une silhouette sombre et basse qui se profile au-dessus de moi dans l’encadrement de la porte, au niveau du troisième sous-sol. Un petit cri se fraie le passage entre mes mâchoires pourtant serrées à me casser les dents.
Je vais crever de stress. Adieu, lapins, papillons, monde cruel et fromage en portions individuelles.
Je me sens vulnérable, j’ai envie de pleurer sur mon sort et de faire pitié au monde, mais j’essaie de retrouver mes esprits. Vu la forme de l’ombre, il ne s’agit pas d’un humain, plutôt d’un chien ou d’un renard. Si l’animal est agressif, je n’ai rien d’autre à lui opposer que mon roman. Je couine d’impuissance, mon cœur fait des bonds désordonnés jusqu’à ma gorge et mes mains ont de la peine à continuer d’agripper la charge, la torche et mon sac. J’ai été formée à beaucoup de choses, mais pas au combat singulier contre un renard, un sanglier, un éléphant ou un chameau, surtout quatre étages sous terre et à moitié morte d’angoisse. Accroupie dans le noir, j’attends, prête au pire, mais la bête renifle puis remonte à grand bruit, me laissant en proie à un mélange contradictoire de soulagement, de vexation d’avoir été considérée comme manquant d’importance, et de fureur contre moi-même. Je n’ai rien d’autre à faire que de me relever et finir ce pour quoi je suis là. Le seul avantage d’une crise de ce type, c’est qu’elle occulte tous les dangers. Je fixe la charge et remonte l’escalier à toute vitesse, puis regagne sans encombre l’extérieur du chantier. J’ai besoin de m’assoir un moment.
A proximité du site, je trouve un buisson sous un grand panneau d’affichage vantant les joies de la vie en communauté dans ce secteur qui, à mes yeux, a autant d’attraits qu’une fête foraine tombée en ruine. Je m’installe derrière la verdure triste et sèche, qui a encore la force de dresser quelques pitoyables piquants en une forme risible de résistance ultime à l’humanité moderne. Il reste trente-cinq minutes avant que la ronde de surveillance ne se fasse. Il n’y aura donc pas de blessés et j’ai un peu de temps pour récupérer.
Après avoir grignoté quelques biscuits au réconfortant chocolat, m’être lamentée sur mon sort d’expatriée de l’univers et avoir tenté de méditer sur le sens holistique de ma vie, je sors le téléphone de mon sac, l’allume et en tape le code. Son petit écran rétroéclairé de bleu me souhaite la bienvenue et me laisse libre de décider de quand les bâtiments vont rendre leur âme de ciment. Comme j’en ai marre de cet endroit, qu’il fait froid et que je suis curieuse de savoir où je vais me projeter, sans attendre j’appuie sur la touche « appel ».
J’ai à peine le temps d’admirer les rouges et ors des flammes qui surgissent du sol que le tonnerre de l’explosion déclenche mon avenir. La dernière image que j’emmène de ce monde est celle de pans de bétons suspendus dans l’air froid, entre les interstices desquels le ciel bleu sombre dessine un puzzle dramatique.
*
La suite de cette trépidante aventure: ici
Rébellion quantique – Part 1
Lecteur chéri ma galette des rois, j’avais envie d’écrire ce petit prologue. Quant à la suite… ben je ne sais pas… on verra où ça nous mène.
*
Le moment se rapproche. Insidieusement, mais je le sens. Leurs messages doivent saturer ma boîte mail. Comme autant de charognards, ils doivent tournoyer avec une élégante lenteur loin au-dessus de moi, attendant l’agonie pour fondre sur mon corps épuisé et le dépecer de leurs serres. Ils annoncent le changement.
D’un geste à la lassitude résignée, je clique sur l’icône en forme d’enveloppe. Pendant que se déroule la litanie des injonctions, j’avale une gorge de café avant de supprimer le premier mail, sans l’ouvrir. Puis le second, le troisième et pour finir, je me débarrasse de tous les mails non lus. Mon café toujours à la main, je regarde s’écouler la vie sept étages plus bas.
Il fait encore nuit. Les gens commencent à vider leurs domiciles pour remplir les rames des trams, dessinant dans les rues des séquences d’humanité en pointillés, entourées du halo clignotant des éclairages publics. Depuis le 1er Janvier, il faut passer à moins de cinq mètres d’un lampadaire pour que celui-ci s’allume et depuis le 1er janvier, le défilé silencieux des gens qui parcourent les rues donne au quartier des airs de guirlande de Noël devenu folle.
Le vide de ma boîte mail me fixe avec impudence. L’espace de communication redevenu vierge malgré lui m’accuse de lâcheté. Je baisse l’écran de mon portable, ramenant à sa condition matérielle cet outil délateur. Je sais que bientôt, les mêmes messages vont m’être distribués par téléphone. Activer un prétendu mode silencieux ou avion ne sert plus à rien : les grandes compagnies ont gagné le privilège d’outrepasser les choix du consommateur mauvais payeur. A 7h30, les menaces commenceront à pleuvoir. Menaces de se retrouver privée d’énergie, de chauffage, de réseau… Assorties de la classique proposition de trouver un arrangement dont l’objectif n’est autre que de resserrer encore un peu plus l’étau de la contrainte.
Mais les messages téléphoniques ne me dérangent pas. Au contraire. Je les guette. Ils sont le signal que j’attends, celui d’un nouveau saut. Et ils sont prononcés par cette voix…
A 7h20, je m’installe et pose sur mes cheveux le casque pourvoyeur du meilleur son. Je suis prête.
« Chère cliente, vous n’avez pas réglé votre dernière facture, d’un montant de 138,95 euros. Si vous ne souhaitez pas que l’électricité vous soit coupée, nous vous remercions de procéder au règlement. »
Je frissonne, appuie sur 3 pour réécouter. La voix pénètre mon cerveaux comme une drogue puissante. Le vertige me prend. 3, encore, je commence à transpirer. 3. Les méandres de mon cerveaux sont enrobés de douceur. La sueur roule de mon cou, de mes aisselles, pour suivre sa route le long de mon dos et gorger de sa chaleur grasse l’éponge de mon peignoir rouge. 3. Je perds la notion du réel. Mon index posé sur le numéro de l’extase, je vais appuyer une fois de plus, mais la sonnerie retenti. C’est Franck. De 3, mon index ripe au téléphone vert, acceptant la conversation.
– Qu’est-ce que tu fous ? On t’attend depuis un quart d’heure !!!
Merde. J’avais oublié la réunion.
– J’allais t’appeler. Je ne me sens pas bien, faites-la sans moi.
– Quoi ? Mais tu es folle ! C’est pour ce soir, il faut que tu viennes, je te rappelle que c’est à toi de faire l’inter.
Merde. J’avais oublié l’inter.
– Ça peut pas attendre demain ? J’irai mieux.
– Roxanne, tu vas bouger ton cul ou c’est moi qui vais venir te le bouger et je t’assure que tu vas le regretter. Tu t’es engagée à faire ce projet. Tu as été payée. Maintenant, tu le fais.
Sous moi, la procession des fourmis s’est densifiée. Le jour commence à dégriser les rues. Le clignotement des lampadaires s’est transformé en une blafarde lumière constante. Les rames de tram sont si pleines qu’on pourrait craindre qu’elles ne se renversent dans un virage. La sueur de mon buste a séché, celle qui imprégnait mon peignoir d’éponge a refroidi. Je resserre les pans rouges en grelottant, ajuste ma ceinture et regarde les gens. Leurs manteaux sombres, leurs parapluies, les traces de leurs pas pressés dans la boue qui macule les trottoirs après les inondations de la semaine dernière. Un tram est arrivé, ses portes se sont ouvertes pour laisser passer un peu de cette lumière crue qui dégrade les visages les plus avenants. Fatigués, écœurés par leur comportement, les passagers n’ont pas d’autre choix que de pousser encore un peu la foule pour se ménager une place dans les rames qui les mèneront à une nouvelle journée sans joie. Franck a raison, je dois aller au bout. Je ne peux pas lui expliquer que l’argent qui m’a été remis a déjà fondu. Que je suis de nouveau la proie des grandes compagnies. Que je vais bientôt partir. Il le saura assez tôt. Il le sait sans doute.
– J’arrive.
*
La suite est là