La guerre du feu

Un froissement d’ailes, l’éclat de paillettes bleues.

– Dégage, Ivresse, il est encore tôt…

Le gros ange prend un air offensé et fronce le nez.

– Quel accueil… depuis le temps, je pensais que tu serais contente de me voir…
– T’as raison, excuse-moi… Tu es tout seul ?
– Oubli[1] va arriver, il avait un rêve à terminer. Quoi de neuf ?
– J’en ai marre d’avoir froid.
– Tu peux préciser ?
– Figure-toi qu’en février dernier, j’ai décidé de changer mes radiateurs.
– Il était temps,  ça faisait quoi… deux ans ?
– Trois… on ne fait pas toujours ce qu’on veut… mais cet hiver, coincée à la maison, j’ai vécu l’extinction définitive de la dernière source de chauffage fiable de cet appartement.
– Tu veux dire, à part le four?
– C’est ça. Au passage, on ne peut pas se chauffer avec un four, ni avec un fer à repasser d’ailleurs… et je n’avais pas le temps d’apprendre à frotter des silex ou des bouts de bois.
– Ah. J’ai toujours du mal à vous comprendre, vous autres humains. Pour nous, la source de chaleur unique ce sont les flammes de l’enfer et je te jure qu’on évite d’y aller. Mais continue.
– Donc, en février, je profite d’un creux entre deux réunions en visio pour chercher des radiateurs. Tu connais mon goût immodéré pour tout ce qui est technique… C’est un autre monde, le bricolage, et ce monde me rejette. Je le fais bref : j’ai dû prendre une journée de congés pour me rendre au magasin en dehors de la cohue du week-end. Et là… tu visualises la boîte de Pandore ?
– Un peu, je te rappelle qu’on y passe souvent, depuis quelque temps…
– Ah oui, pardon… bon, ente autres maux, elle contient aussi « boîte vocale qui raccroche », « horaires à la con », « incohérence » et « incompétence »
– Si ce n’était que ça, mais on en parlera à un autre moment, là je sens que tu as besoin de t’exprimer.
– Tu m’étonnes ! Après plus d’un an à parler via mon ordinateur, ta présence est une fête !
– C’est pour ça que j’ai gardé mes paillettes…
– Merci, tu mets…
– … C’est bon, laisse tomber Kevin…
– Et donc, dans ma quête de chauffage, une fois ouverte la boîte des maux, le parcours du combattant a commencé. Etonnement le choix du matériel a été rapide. Mais dès qu’il a été question de faire intervenir un facteur humain, ça s’est corsé.

Ivresse s’est posé dans le canapé et a étalé autour de ses cuisses replètes le tulle de sa tenue de gala. Avec son maquillage coulant, ses cheveux bouclés plaqués sur son front et ses ailes abîmées, il m’a donné l’impression d’avoir plus besoin de dormir que d’écouter l’histoire de ma guerre du feu
– Ça va vieux ? On peut discuter plus tard, si tu veux te reposer ?

D’un geste empreint d’une noblesse décalée, il a décliné mon offre et je me suis sentie autorisée à continuer à me plaindre.
– J’ai découvert les beautés du process débridé sans aucun garde-fou : dans le magasin, ils en ont pondu un qui impose à un type débordé de boulot de passer chez toi pour valider que le type tout aussi débordé de boulot du magasin t’as bien conseillé. Ce qui fait la particularité de ce type, appelons-le T2, c’est qu’il n’a pas 10mn à consacrer à la visite avant au moins 3 semaines.
– Donc 3 semaines après, T2 vient confirmer que T1 avait vu juste ?
– C’est ça. On est en mars, il fait 18° et les sous mis de côté pour les radiateurs ont été convertis depuis longtemps…
– Je vois, Oubli est passé par là…
– Maintenant que tu m’y fais penser…

Un éclair rouge et le frou-frou de plumes veloutées, synchronisés à la perfection avec mon récit, interrompent la réflexion qui prenait forme.
– Si on ne peut plus rigoler un peu, qu’est-ce qu’on devient ?
– Oubli !
– Lui-même pour vous servir… je me disais d’ailleurs à propose de servir…
– Non, laisse tomber, va plutôt t’assoir avec Ivresse et écoute la fin de cette palpitante histoire
– Avec plaisir…

J’ai face à moi les deux anges, rondouillards et rigolards malgré leurs traits tirés et l’état de fatigue de leurs tenues. Leurs gloussements et les trémoussements qui les agitent me font réaliser à quel point ils m’avaient manqué. Les pauvres vieux n’ont pas dû s’amuser des masses, avec ce confinement interminable…
– Vous restez, après, les amis ? C’est un long week-end et les bars sont encore fermés…
– A vos ordres, princesse.
– On en était à T2…
– T2 valide T1 en 6 minutes chrono. Au passage, ces 6 minutes ont demandé 3 semaines d’attente et pas loin de 150 appels, dont 149 vers une infâme boîte vocale, et 15 mails, dont 13 tombés en spams, pour organiser sa venue… Donc T2 confirme qu’il peut m’envoyer T3 pour réaliser le travail. Mais avant ça, il faut que je reprenne une demi-journée pour aller payer au magasin et prendre rendez-vous avec T3.
– Et ?
– Aller au magasin et payer, c‘est facile. En revanche, pour la prise de rendez-vous… T4, la personne qui gère les rendez-vous n’est disponible qu’à mi-temps… et il est tout seul à répondre au téléphone. 47 appels pour l’avoir, la première fois. Il m’a fallu 2 semaines pour obtenir le rendez-vous… J’ai compté une moyenne de 35 appels par jour, dont 33 à la boîte vocale du magasin. J’ai découvert qu’on peut très bien insulter dans le vide un téléphone sans se lasser. On arrive même à inventer de nouveaux petits noms très fleuris, vous voulez des exemples ?
– C’est bon, on voit… T3 a fini par venir ?
– T3 est venu. Mais avant, il a fallu réceptionner les radiateurs, qui bien sûr ont été expédiés à la mauvaise adresse.
– Ca t’apprendra a avoir une adresse professionnelle. Donc T3 ?
– Il n’a fait que la moitié du boulot. Après avoir joué à faire péter le compteur électrique pendant 30 mn, il a décrété que l’un des radiateurs était naze, qu’il fallait qu’il revienne pour trouer le mur et réhabiliter mon installation électrique avant de pouvoir continuer.
– Sympa.
– Pour être honnête, l’idée m’a traversée de l’envoyer voir s’il était capable de voler du 8è étage, mais j’avais besoin de lui pour la suite…. Je veux dire, pour le nouveau rendez-vous… celui avec le bon matériel.
– Toujours 35 appels quotidiens de moyenne ?
– 32. Les nerfs vrillés, la larme nerveuse au coin de l’œil au son de la musique d’accueil et les doigts broyant mon téléphone, dont l’écran duquel n’a plus depuis tout son intégrité d’écran. Ah, et un changement de radiateur au passage. A la bonne adresse ce coup-ci. Après quoi, c’est T5 qui s’est pointé, encore deux semaines plus tard, pour finir.
– Tu devais être contente de le voir arriver. Et pourquoi T5 ?
– Contrairement à T3, T5 n’avait pas trop envie de percer les murs de ses clients. Ça encourage à la confiance. Ma joie a été de courte durée. Il a tout de suite vu que le problème venait des disjoncteurs. Heureusement, il a fait les tests avant de défoncer mon mur…
– Ah ? mais à quoi a servi la visite de T2 ?
– A ce stade, je ne me suis pas posé la question, je voulais EN FINIR. Le seul avantage, c’est qu’au passage j’avais glané les coordonnées de T2 et que T4 ne me servait donc plus à rien. Je gagnais au moins 150 appels à la boîte vocale.
– Mais aujourd’hui, on est en mai, c’est réglé, non ?
– On en mai, il gèle et non, ce n’est pas réglé, j’attends T5 la semaine prochaine.
– Et tu te sens comment ?
– Tu vois Gengis Khan ?
– « un conquérant impitoyable et sanguinaire », oui je vois…
– C’est mon état d’esprit, mais en pire.
Je vais dissoudre T3 dans le poison de ma colère,
Quant à T2 et T4, je prévois de les faire cuire
de façon à calmer la faim de mon ire.
En espérant que ce sera ma folie dernière,
Dans la conclusion de cette galère

– Tu parles en vers ? C’est nouveau ?
Ivresse a l’œil qui frise à l’idée que ma sobriété n’était qu’une couverture.

– Ca me semblait approprié. On fait l’apéro ?

T5 est venu et a finalisé l’intervention. Il aura fallu plus de trois mois pour un service vendu « en 2 semaines », 257 appels téléphoniques, 35 mails, 2 demi-journées de congé et des kilos de bonbons haribo en tous genre pour contenir l’énervement…


[1] Pour mémoire, Ivresse et Oubli sont deux anges déchus, victimes collatérales du désengagement religieux des humains. Au paradis et en enfer, les anges ont commencé à mourir d’oubli. Plus assez nombreux pour faire leur job, ceux qui restent subissent un accord passé entre Dieu et le Diable qui leur ont imposé de faire les 2X12 : 12h ange, 12h démon. 
Avec la fatigue, Ivresse(en tutu bleu à paillettes)  et Oubli (le même en rouge) ont virés schizophrènes. Ne sachant plus aider correctement les gens, ils ne peuvent que les pousser à s’abandonner à leurs vices. Mais ils le font avec tendresse. Ils passent me rendre visite de temps à autres.

On peut les retrouver par là.

Publié le 17 mai 2021, dans La fée pétasse, et tagué , , , . Bookmarquez ce permalien. Poster un commentaire.

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