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Jérémie et le vent 2/2
Le début est ici
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Les heures ont passé, impitoyablement vides de son fils. Les recherches reprendront dès le matin. Assise dans la nuit, au milieu de la grange dont les murs de planches disjointes laissent passer un air froid et sifflant, Audrey attend. Elle a pris avec elle le tabouret de son fils et s’est posée au milieu de l’espace encombré. Elle ne saurait pas exprimer ce qu’elle espère, mais elle sert dans sa main le dessin de tempête et ferme les yeux, attentive au moindre bruit. Elle veut percevoir ce qui, elle en est sûre, a poussé le petit à quitter la maison sans prévenir.
Cernée par le froid et la panique de savoir son enfant seul dans la nuit bretonne, Audrey veut croire aux légendes.
*
Le grelot d’un rire cristallin l’arrache à ses pensées
– Jérémie ?
Mais la nuit, dense et hostile, ne daigne pas répondre
– Ils sont jolis, les poissons ! Regarde, il y en a de toutes les couleurs !
La voix est étouffée et lointaine, mais elle ne peut s’y tromper : c’est bien Jérémie
– Mon chéri, où est tu ?
Elle allume la torche dont elle s’est munie et balaye l’espace de son faisceau, espérant voir briller les yeux noirs de son garçon.
– Mon chéri, répond, je t’en supplie…
Sa voix s’étrangle et la lumière ne rencontre que l’amoncellement des morceaux de vie dont elle ne peut se résoudre à se séparer.
– Mon préféré, c’est le bleu !
Elle aurait juré que son fils venait de laisser tomber les mots dans son oreille. Bondissant sur ses pieds, elle se met à tournoyer en agitant la lampe.
– Jérémie, ce n’est pas drôle, montre toi mon ange !
– Oh… elle sont drôles, les petites méduses… toutes transparentes… on dirait des fantômes…
La voix se fait ténue, comme si l’enfant s’éloignait.
– Où vas-tu ? Reste mon chéri !
– Je vais voir les hippocampes… je veux faire
– La fin de la phrase tombe comme un souffle léger.
Les hippocampes. Depuis plusieurs jours, elle a promis au gamin de l’emmener à l’aquarium admirer les petits animaux qui suscitent sa fascination. Les portes ouvrent à neuf heures.
*Audrey, où pars-tu ? Tu devrais rester, si Jérémie revient il sera rassuré de te trouver à la maison…
– Appelle-moi si tu as du nouveau, je fais vite !
Jacqueline et pépé regardent la jeune femme se précipiter dans sa voiture et partir en faisant crisser les roues.
– Mais elle est folle de partir maintenant…
– Si le vent l’a poussée, elle a raison.
Pépé fait un signe de la main en direction des phares de l’auto qui s’éloigne.
*
– Un gamin de six ans, avec son bonnet bleu à pompon et son blouson rouge.
– Un petit garçon qui correspond à votre description est bien venu hier en fin de journée, avec son grand-père. Il était tout excité à l’idée de voir des hippocampes.
– A quoi ressemblait le grand-père ?
Le ventre retourné à l’idée que Jérémie se soit fait kidnapper, Audrey écoute la femme derrière son guichet.
– Un homme assez grand, plutôt mince, avec un bonnet marin rouge. C’est drôle, on aurait dit le commandant Cousteau…
– Je peux entrer?
– Ce sera douze euros.
– Vous pouvez m’indiquer les hippocampes ?
– Deuxième étage, au fond à droite, ils sont fléchés.
Audrey fonce au second étage. Si son fils a été kidnappé, elle sait qu’elle n’a aucune chance de trouver dans les allées désuètes ou les panneaux usés quelque trace que ce soit de son passage, d’autant que le ménage a dû être fait depuis la veille. Mais elle n’a pas d’autre piste et le vent a été formel : le petit s’est rendu devant les chevaux de la mer.
La fenêtre de la salle est ouverte, laissant l’air balayer les installations. Le verre qui la sépare des animaux en lévitation est épais et seules les bulles du système de filtre brisent le silence de l’espace désert. Plongée dans l’observation des bestioles, elle se demande ce qu’aurait fait Jérémie s’il avait été là. Il aurait dessiné, c’est sûr. Prise d’inspiration, Audrey se met à souffler doucement sur la vitre. Un gémissement sort de sa gorge quand elle voit se former dans la buée, en lettres maladroites, le prénom de l’enfant.
– Jérémie… Mon chéri, où es-tu ?
– Je suis là maman… tu n’es pas en colère ?
Le pompon bleu se présente en premier de sous une table, surmontant une bouille fatiguée et contrite. Le regard désolé du gamin fait monter des larmes aux yeux de sa mère. Elle tend les bras et arrache du sol le petit qui tient serré dans sa main le billet d’entrée de l’aquarium.
– C’est eux qui m’ont dit de venir et de me cacher pour rigoler…
– Les hippocampes ?
– Oui, ils avaient des histoires de pirates à me raconter.
– Et tu es venu avec un monsieur ?
– Non, avec le vent, qui me parlait tout doucement et me poussait dans le dos. Il m’a un peu porté quand l’ai eu mal aux jambes et m’a posé devant l’entrée. Le gentil monsieur m’attendait devant la porte, il m’a aidé à entrer, m’a amené jusqu’ici et après il a disparu.
-Et tu as eu peur?
– Non, mais j’ai faim et je veux dormir.
*
– Voilà Pépé, je vous ai dit tout ce que Jérémie m’a raconté. Je ne sais pas trop quoi penser de ces histoires…
Le vieil homme sourit et souffle en direction de la grange d’Audrey.
– Suivez votre fils, laissez le vent vous guider…
Avec ses cheveux et sa barbe blancs, la jeune femme réalise qu’il ressemble à s’y méprendre au tableau qui orne sa cheminée. Dans le sillage du souffle d’Eole, elle croit distinguer de légers bruissements de voix enfantines.
– Merci pépé, vous avez raison, je vais suivre Jérémie.
*
Angéliques démons
L’an dernier, ma route à croisé celle de 2 anges au désespoir, c’est par là: Anges
Je les ai recroisés dans le métro. Oubli, toujours vêtu de rouge et de paillettes, Ivresse toujours en bleu, mais les paillettes de son tutu avaient dû fuir vers des jours meilleurs, remplacées par des signes d’usure et de rafistolage qui laissaient entendre que le costume avait beaucoup servi. Derrière eux, deux autres anges en tutus blanc sale, leurs jambes maculées de poussière et leurs ailes à moitié déplumées. Ils faisaient pitié, mais je n’avait pas envie de leur parler. Parfois la vie préfère s’écouler sur une voie parallèle. Parfois, le malheur des autres est insupportable. Parfois, on n’a d’autre solution que de baisser les yeux pour espérer avancer. Bref. Pas envie d’anges dans le métro.
Mais soit ils m’ont reconnue, soit je leur paraissais la cible idéale, ils se sont installés autour de moi, le froufrou de leurs plumes et l’éclat des paillettes rendant saugrenu le livre de poche derrière lequel j’essayais vainement de disparaître.
– Fais pas ta bêcheuse, on ne va pas t’embêter longtemps!
Je levais les yeux vers Oubli-le-mal-nommé et notais ses cernes et ses yeux rouges.
– Toi, tu m’as l’air crevé, qu’est-ce que tu deviens?
– Je frise le burn-out, figure-toi. La demande dépasse mes compétences. Et encore, ce n’est rien, regarde Ivresse, ils l’ont achevé… Pov’ vieux…
Ivresse, à moitié endormi, essayait de se donner une contenance en gardant les yeux ouverts, sans succès.
– Tu ne me présentes pas tes amis?
– Quels amis? Ces deux-là, en blanc? Amis mon cul, oui, 12h par jour, ce sont Mensonge et Dissimulation, les deux pires crapules de la création. On les a mandatés pour nous surveiller… Là-haut, ils ont l’air de penser qu’on ne bosse pas assez. Ces deux nazes sont supposés nous assister, mais on sait bien, nous, qu’ils passent leur temps à faire des rapports sur nous. On ne peut plus espérer tricher… Tu crois qu’Ivresse aime être dans cet état? Pour payer ses taxes, il vient de faire 60h non-stop… Remarque, il n’avait qu’à pas se faire prendre… Il avait déclaré largement en dessous des bonnes actions qu’il a faites, du coup il doit équilibrer en professant le mal à concurrence de ce qu’il a grugé. Moi, j’ai pu dormir un peu, mais uniquement par ce qu’ils m’ont laissé battre des ailes sous leur nez, ces cons. A croire qu’ils ont oublié l’oubli.
– Et que puis-je faire pour vous?
– On voudrait que tu détournes leur attention. Toi, tu es adulte, tu peux leur résister. On voudrait que tu les captes et que tu les fatigues. Ca éviterait quelques catastrophes.
– Précise, je ne te suis pas trop. Et je ne te cache pas que « Mensonge » et « Dissimulation » ne donnent pas exactement envie de passer du temps avec eux.
– C’est pour ça qu’on t’a choisie, tu nous prends pour des bleus? (il est fort, l’animal, il me flatterait presque). Pendant qu’ils vont tout faire pour te tenter, ils ne pourront pas s’en prendre à des enfants.
– A des enfants? Tu charries, Oubli, depuis quand vous vous en prenez à des enfants?
– C’est la crise. On doit être rentables, faire 24 entrées/jour (il veut dire: une victime toutes les 30mn, ils bossent 12h par jour pour le diable, à cause de la pénurie de main d’œuvre). Avant, on devait en faire 8, on pouvait choisir nos cibles, mais là, si on veut espérer une retraite honorable et dans pas trop longtemps, il faut mettre le paquet. Ils ont multiplié par 3 nos cadences. C’est pour ça qu’on a choisit de travailler les enfants. Ils sont plus malléables…
– Mais c’est dégueulasse, de s’en prendre aux petits…
– On sait, mais on n’a pas le choix. Ils ont menacé, si on ne remplit pas les quotas, de nous transformer en avatars Facebook, t’imagines?
– Non, décris toujours…
– Si on intègre les prisons des réseaux sociaux, on est contraints à imaginer des fake-news, à balancer du lol-cat et des photos de bouffe pour que les gens nous aiment…
– Dis-donc, c’est moderne, l’enfer…
– Si c’était que l’enfer… figure-toi que côté paradis, c’est pas mieux… les cadences ont été seulement doublées, mais ça nous contraint à nous débrouiller pour que les gens votent aux européennes… ça demande un boulot dingue. Et l’autre alternative, c’est de les inciter à moins consommer. Mission impossible.
Le menton d’Oubli tremble et ses mains se couvrent d’une fine couche de sueur. Il est authentiquement proche de la crise de nerfs. je ne peux pas refuser de l’aider.
– OK, j’occupe les deux zonzons, mais combien de temps? J’ai des trucs à faire, moi (la proximité de Mensonge se fait sentir, en vrai, je n’ai rien prévu d’autre que de me traîner au bar le plus proche dans le but d’écluser assez d’alcool pour oublier que je n’ai rien à faire d’autre… Oubli n’est pas si con, son regard est traversé d’une lueur de mépris, suivi d’une traînée de pitié. Je capitule)
– ça va, ça va… cassez-vous, allez vous reposer, je me charge de les épuiser.
Oubli me serre dans ses bras grassouillets, prend la main d’Ivresse, endormi, et les deux anges disparaissent dans un souffle iridescent, me laissant aux prises avec leurs gardes-chiourme mal lavés. Je ne les avais pas bien regardés, de près ils sont flippants. Leurs yeux chassieux s’ouvrent sur des pupilles triangulaires, leurs cheveux filasses pendent en queues de rats, leurs ongles longs et sales se terminent en fourches aiguisées. Je n’aimerais pas qu’ils approchent d’un enfant.
Mensonge me fixe quelques instants et je sens s’insinuer en moi l’envie folle de simuler une gastro pour ne pas aller bosser le lendemain. Dissimulation me prend la main et l’idée me traverse de ne pas dire à mon boss que j’ai fini le dossier 132 et de profiter du temps gagné pour aller au ciné. Pendant que ces étranges sensations me remplissent le cerveau, les deux anges déchus échangent un regard féroce. Immédiatement, je suis envahie par le projet de prendre la place de mon boss et de manipuler mes voisins pour qu’ils mettent de la mort aux rats dans la gamelle du chat puant de la vieille du second. Ca a l’air de plaire aux deux affreux qui sourient de toutes leurs dents gâtées. Je comprends l’angoisse d’Oubli, on ne peut pas laisser des enfants au contact de ces monstres. Il me faut trouver une idée pour m’en débarrasser.
Prise d’inspiration, je fais le vide. Je ne pense à rien. Rien. Rien. Du coin de l’oeil, j’observe les réactions des deux anges. Au début, ils sursautent et se raidissent, puis semblent avoir mal. Plus je fais le vide, plus ils se replient sur eux mêmes. Dissimulation essaie de me lâcher la main, mais je serre mes doigts autour des siens et continue d’appeler le néant, limitant ainsi le champ des tentations. Mensonge se détourne, mais je le choppe par le cou et y plante mes dents. Il crie et se débat, mais je maintiens ma prise, toujours accrochée à Dissimulation. Ma volonté est décuplée par l’entrée dans le métro d’un tout petit garçon au regard pétillant et au sourire frais. Pas les enfants. Ils ont aussi vu le gamin et tentent de m’assommer pour se jeter sur lui. Je ne vais plus tenir longtemps, il me faudrait de l’aide. Je gémis de désespoir, je vais faillir et Oubli va se retrouver coincé dans Facebook, pendant qu’Ivresse sera condamné aux chats mignons sur Instagram. Et le petit garçon va mal tourner. Ce sera de ma faute. Des larmes s’échappent de mes yeux.
– ça va, madame?
Un kleenex s’agite sous mon nez. Au bout du kleenex, un main, un bras, une épaule, une tête, qui appartiennent à un homme dont le petit garçon serre l’autre main très fort. Les anges blanc sale ont disparu.
– Pourquoi elle pleure, la dame?
– je ne sais pas, mais ce n’est pas grave, n’est-ce pas, madame?
– Tu veux un bonbon, madame? (le gamin me fixe, perplexe)
– Oui, bonne idée. Acceptez, ça lui fera plaisir et je suis sûr que ça vous fera du bien.
Le petit me tend un caramel qu’il a pioché dans son sac à dos. Le regarder me rassure, il ne se laissera pas piéger par les malfaisants. Je prend le bonbon et le mâchouille. Il a goût de confiance.
L’arc en ciel de l’apocalypse
Une grosse plaque de béton l’avait sauvé. Du fond de son ivresse nocturne, Alexandre avait vaguement entendu le bruit de la chute d’un objet lourd, puis le fracas au-dessus de sa tête, suivi par le noir total faisant obstacle aux lueurs de la ville. Il était coincé entre une plaque rêche et des pierres assez peu confortables, mais au moins, personne ne viendrait lui piquer sa gnôle. Alexandre s’était retourné, à la recherche vaine d’une position correcte pour dormir. Le vent soufflait plus que d’habitude, faisant siffler les alentours de façon sinistre. Le bruit le dérangeait plus que le son. « Sinistre » qualifiait la vie qu’il s’était choisie, et que les éléments soient raccords avec lui le soulageait. Il se sentait compris, pour une fois. Il eut une confuse pensée à l’adresse d’un être imaginaire dont la colère faisait trembler les cieux et sombra.
Cette nuit-là, une tempête apocalyptique ravagea la planète. Dans la lumière blafarde du petit matin qui avait le mauvais goût de préfigurer la première journée d’une nouvelle ère, ne restaient que les décombres de ce qui, la veille encore, était une ville.
Le vent et la pluie avaient fait ployer l’outrecuidance humaine. Des amas sombres, mélanges de matériaux de construction, de meubles, de carcasses de véhicules, formaient un paysage glauque. Une boue collante avait recouvert la civilisation, emportant dans un flot épais toute trace de vie. Le silence poussiéreux, l’air chargé d’odeurs sales, le brouillard poisseux régnaient en maîtres.
Une main osseuse se fraya un passage entre les pierres et le béton. Un ahanement suivi d’une bordée d’insultes à l’encontre du créateur et Alexandre, tel le Phoenix fou d’une banlieue sans imagination, surgit des cendres.
– Ben merde…
Premiers mots post-apocalyptiques.
Les cheveux hirsutes, le visage émaciés, les yeux délavés par la vie dans la rue faisaient face à un paysage désolé, miroir lugubre des pensées du clochard.
– Ben comment je vais manger, moi ?
Avec lenteur et circonspection, il parvint à extraire sa carcasse des décombres.
– Elles sont passées où, les poubelles ?
Les poubelles de plastique, pourvoyeuse habituelles de délicieux restes, avaient volé dans la nuit et devaient se trouver à des kilomètres de là, leur contenu broyé par la mâchoire de la trombe. Alexandre se mit debout et leva vers le plafond gris un visage rageur et un bras maigrichon au poing fermé.
– C’est malin ! Je méritais pas ça, quand même ! Tu le sais bien !
Il serra autour de lui son manteau élimé dont le tissu écossais formait une tâche incongrue de couleurs chaudes au milieu de la désolation ambiante. Il continuait de scruter le ciel. A gauche, au loin, une minuscule tâche plus claire dans les nuages menaçants attira son attention. Il se tourna en direction de l’éclaircie, les mains en visière autour des yeux. Une fine pluie se mit à tomber, l’obligeant à se replier sous l’arche du pont où il avait trouvé refuge, des années auparavant. La proximité de l’autoroute suspendue le rassurait, le ronflement de la circulation ininterrompue cassait sa solitude et parfois, sur l’aire la plus proche, il trouvait de quoi se nourrir. Enveloppé d’un silence inhabituel, il observa le trou prometteur se former dans l’épaisse couche nuageuse. A la tâche claire se substitua bientôt un rond de ciel bleu délavé. Puis le bleu prit de la force et le clochard vit se former un arc-en-ciel.
– Un spectacle pour moi tout seul…
Il adorait les arcs-en-ciel. La magie du phénomène le ravissait. Pris d’une subite inspiration, il se leva et parti dans la direction de l’arc lumineux.
– Faut que je me bouge, ça va pas durer !
La tête pleine des multiples légendes de son enfance, il était persuadé de trouver le salut au pied des couleurs. Il partit au pas de course et c’est une longue silhouette dégingandée, à la progression rendue hésitante par le terrain accidenté, qui déflora le sol meurtri.
En soliloquant, Alexandre parcourut quelques kilomètres. Persuadé de détenir une vérité, il ne fut pas surpris d’apercevoir, au détour d’une carcasse d’immeuble, une fontaine illuminée par la base de l’arc.
– Ah quand même…
Dans une tentative dérisoire de paraître respectable en cette circonstance extraordinaire, il essaya de mettre de l’ordre à sa tenue. Il se redressa et passa une main sale dans sa tignasse, remonta son pantalon et frotta ce qu’il restait de ses chaussures à l’arrière de ses mollets. Il inspira un grand coup, se tapissant les narines de résidus sales. La force de ses éternuements le fit ployer. Quand il se redressa, l’extrémité de l’arc-en-ciel brillait toujours de ses couleurs plongées dans la fontaine.
Il s’approcha à pas prudents, craignant que le mirage ne disparaisse. Quand il atteint la margelle de la fontaine, il eut la surprise de découvrir un petit enfant assis dans l’eau, son visage rond tourné vers lui. Les couleurs semblaient jaillir des mains potelées tournées vers le ciel.
– Ben gamin, tu dois avoir froid, là-dedans…
Le petit sourit mais ne dit rien.
– Je dois être en train de crever, j’ai des hallucinations… Bon, tant pis, de toute façon je suis tout seul, je peux bien faire ce que je veux.
Il tendit les bras vers le petit garçon et le sortit de l’eau avec douceur.
– On est tous seuls tu crois ?
Il emballa le gamin dans un pan de son manteau et tenta de le réchauffer. Le petit était toujours silencieux. Le clochard, absorbé par sa tentative de sauvetage, ne remarqua pas tout de suite qu’ils se trouvaient nimbés d’une lumière chaude et colorée. Autour de lui, des arbres sortirent de grisaille, des fleurs se mirent à pousser entre les pierres. Le froid glacial fit place à une ambiance tiède. Un pépiement d’oiseau le fit réagir. Il serra l’enfant contre lui, dans un réflexe de protection, avant de réaliser que rien d’hostile ne les menaçaient. Le petit tendit la main vers un arbre aux branches chargées de fruits. Obéissant malgré sa sidération, Alexandre alla en cueillir.
L’homme et l’enfant mangèrent en silence.
– Si je suis mort, je dois être dans un genre de paradis pour clodos…
Il avisa le gamin.
– Toi, tu me dis pas tout… mais c’est aussi bien, on n’est pas obligés de tout savoir… Tu veux que je te dise? il y en a peut-être d’autres, des mômes comme toi, au bout des arcs-en-ciel de l’apocalypse… Alors on va les chercher, tu seras moins seul. C’est pas bien, la solitude.
Ce premier soir, le soleil ne parvint pas à percer la couche de poussière pour montrer sa face rouge, mais deux silhouettes fragiles entourées d’un halo multicolore se mirent en route à la poursuite d’une légende.
Le petit voisin rit
Je suis devenu aveugle par choix. Parce que la lumière qui m’était si précieuse, les couleurs qui me ravissaient, ne compensaient plus ce qu’était devenu mon quotidien. A force de volonté, j’ai éteint mes déceptions et rendues invisibles mes tristesses. Dans le noir, l’imagination est reine. Je me suis recréé une vie. La force de mon désir a trompé jusqu’aux médecins. Je suis non-voyant sans que la science puisse expliquer pourquoi, comment, pour combien de temps ou comment me guérir. De ça, au moins, je suis fier.
J’ai appris le braille, par ce que je n’aurais pas supporté que la lecture me soit ôtée. Il ne sert à rien de voir pour lire. Mon imagination, incessamment sollicitée, sublime les beaux textes et tue impitoyablement les mauvais. Entre livres et délires imaginaires, tapi dans mon ombre choisie, j’attends paresseusement la fin. Ça fait au moins vingt ans que ça dure et j’en étais parfaitement heureux.
Jusqu’à ce qu’un rire d’enfant vienne perturber mon noir, titiller ma volonté.
C’est un rire cristallin, joyeux, qui semble rebondir à l’infini dans l’air de mon salon. L’enfant qui rit ainsi est forcément charmant, délicat, il a les joues rondes et ses yeux sont pleins d’étoiles. Ses parents sont venus s’installer dans l’appartement d’à côté. Nos terrasses sont mitoyennes et le petit joue dehors tous les jours.
Au début, j’écoutais distraitement, content d’entendre à nouveau un peu de vie dans cet immeuble. Puis je me suis mis à guetter les moments où le gamin est dehors. Son rire, son babil, ses exclamations me le rendaient attachant. Un jour que je prenais le soleil sur mon transat, il s’est adressé à moi dans son langage hasardeux, mélange de mots, bruits et intonations tremblotantes.
– Il veut vous montrer son camion rouge. Bonjour, je suis Louise, la maman de ce jeune homme.
Je me tourne et devine qu’elle a compris, à mon attitude, à mes verres noirs. Je lui fais signe de ne rien dire, pour ne pas risquer que l’enfant sorte trop tôt de sa bulle de candeur.
– Fais voir ce camion ?
Je tends la main dans ce que je crois deviner être la direction du petit. Louise aide l’enfant à me donner le jouet et nous passons tous les deux un moment à échanger des onomatopées à la gloire de ses roues et de sa carrosserie.
Je veux mettre un visage et un sourire sur cette petite voix.
J’aurais mis plus de temps à ré-apprivoiser la lumière qu’à m’en débarrasser, mais j’y suis parvenu. J’ai déchiré le brouillard et balayé l’ombre. Personne ne le sait. Ce petit bonhomme brun aux yeux noirs et aux minuscules dents blanches a été plus malin que les médecins. La première fois que je l’ai vu, il portait un t-shirt rouge et un bermuda en jean. Ses pieds nus claquaient sur le carrelage de la terrasse, il avait le visage barbouillé de fruits. Mon rire l’a surpris alors qu’il posait ses petites mains potelées sur toutes les surfaces blanches pour y imprimer des traces de fraises et de framboises. Il s’est retourné, m’a regardé et la musique de sa joie qui éclatait en notes pures a achevé de me convaincre que j’avais fait le bon choix.
Chaque jour, je partage un moment avec mon petit voisin. Louise m’a confié que l’enfant adore les histoires, alors je passe des heures à en inventer. Ma vie s’est organisée autour de la cérémonie de l’histoire. Nous nous asseyons de chaque côté de la séparation de fer forgé, moi dans mon transat, le petit sur un gros coussin jaune et nous partons explorer un monde que nous créons ensemble.
La météo a changé et le petit ne peut plus sortir autant qu’avant. Je n’ose pas demander à Louise de m’accueillir le temps d’une histoire. J’en ai inventé des dizaines, qui attendent le soleil.
De temps en temps, le rire magique résonne dans le couloir et je sens mon cœur se serrer. L’ombre resserre mon champ de vision, le jour me fait souffrir.
Ce matin, Louise est venue frapper timidement à la porte.
– Bonjour, je me demandais… Le petit réclame vos histoires depuis quelques jours… je n’osais pas vous en parler, mais il insiste…
Je ne vois déjà plus, mais je peux toujours raconter. Alors qu’elle me remercie chaleureusement, j’ai envie de la serrer dans mes bras. Je sens les larmes embuer mes lunettes noires. Elle me guide dans son salon et m’aide à m’assoir. A peine installé, je sens les petites mains de l’enfant se poser sur mon genou et le devine debout devant moi, attentif, tendu dans l’attente de l’histoire. J’espère que ses doigts sont couverts de fruits ou de couleurs et qu’ils laisseront leur empreinte sur la toile de mon pantalon.
Je reprends au moment exact où nous nous étions arrêtés et la magie opère à nouveau. Je peux l’imaginer serrer son ours en peluche dans les moments les plus aventureux, secouer ses boucles brunes pour acquiescer au choix d’un personnage ou tendre les bras pour mimer les pagaies d’une barque. Il fait le bruit du train, celui des animaux, du vent, il rit à gorge déployée, tout à sa joie de retrouver son monde.
Je suis heureux de ne plus voir, je ne supporterais pas que ces souvenirs s’abîment.