Réduction 1/3
Espace : [ɛspas] : Portion de l’étendue occupée par quelque chose ou distance entre deux choses, deux points.
Réduction : [ʁe.dyk.sjɔ̃]: Action de réduire quelque chose, d’en diminuer la valeur, le nombre, la quantité, l’importance.
Confiné. [kɔ̃fine] adj
Mars 2020
3 semaines. Ils ont dit « pas plus de 3 semaines ».
Mai 2020
Je commence à m’accoutumer à l’incongruité de la situation.
J’ai pris l’habitude de sortir 1h tous les deux jours. Il faut bien s’aérer un peu.
Je réalise que je ne parle plus qu’à l’homme de ménage… C’est la seule personne qui se manifeste dans l’immeuble… je ne croise aucun voisin.
Septembre 2020
De moins en moins de conversations avec mes amis: pas grand-chose à dire à part de vagues spéculations sur un avenir qui nous échappe, ces échanges ne font que générer du stress.
Je sais que les voisins sont encore là aux bruits qu’ils font. Cette preuve d’une présence humaine me suffit. Je continue à saluer l’homme de ménage, mais de loin. Ça me permet de vérifier qu’il porte un masque.
J’ai commencé à regarder les films que j’ai en stock : les salles de cinéma ne me font plus défaut. Et j’ai tant de livres à lire.
Janvier 2021
Plus de contacts virtuels. Ce n’est que frustration. Et l’état brut dans lequel je suis et qui est devenu mon quotidien ne mérite pas d’être regardé.
L’avenir n’est plus qu’un ruban de Möbius terne. La perspective d’un retour vers la vie extérieure est en train de devenir un concept. Faute de mieux, je me créée des projets intérieurs : en ce moment, je découvre le mode survie : j’ai rempli tous mes placards de produits secs ou lyophilisés. J’ai jeté la plupart de mes affaires pour les remplacer par des pâtes, des lentilles, de la farine et tous les articles qui composent la base d’une vie à la maison. J’ai appris à fabriquer tout ce que je peux : savon, liquide vaisselle, shampooing. Je cultive mon balcon et me suis mise à piéger les oiseaux et insectes qui montent jusqu’à moi. Quand j’arriverai à grignoter des fourmis grillées pour le goûter, je serai en totale autonomie. Là c’est encore un peu… difficile. En revanche, pies et corneilles bien faisandées font de délicieux pâtés.
Je ne regarde plus la télévision, qui n’est qu’une fenêtre sur les angoisses du monde. Je préfère rester dans ma tête. Pour me détendre, je visionne de vieux dessins animés ou des documentaires animaliers. La fiction ne me paraissant plus en être, j’ai arrêté de piocher dans mon stock de films. Je les ai rangés dans des boîtes, comme témoignage d’une vie culturelle révolue. Qui sait, quand tout ceci sera terminé, ça pourra intéresser quelqu’un. Un survivant. Un extra-terrestre. Une civilisation future.
Ce week-end, en faisant du ménage sur le disque dur de mon ordinateur, je suis tombée sur les photos prises ces dernières années. Ces bribes d’une autre vie, soudain étalées sous mes yeux, ont rendu abyssal mon sentiment de panique. Je préfèrerais ne pas me souvenir. Je n’ose pas regarder ces images d’une personne qui est à peine moi… je n’y reconnais plus la fille qui y figure.
Si je m’arme de courage pour me regarder dans le miroir, je vois mes cheveux, non coupés depuis plus d’un an, qui encadrent un visage à la peau pâle et aux joues comme affaissées. Mon corps aussi s’est ramolli. Je ne supporte pas la comparaison.
Janvier 2021
J’ai brisé tous mes miroirs, rayé toutes les surfaces réfléchissantes de mon appartement. Je ne laverai plus les vitres, pour ne pas faciliter l’apparition de mon reflet. Mon enveloppe physique, dissociée de ce que je suis devenue, m’est devenue étrangère.
J’arrive à tenir le coup en faisant des courses trimestrielles. A chaque sortie, je prends soin de toucher le moins de surfaces possible. Au retour, je brûle l’intégralité de la tenue que je portais.
Il faudra que je m’assure que l’homme de ménage désinfecte bien les parties communes.
Tous les membres du gouvernement ont attrapé le virus et ceux qui n’en sont pas morts ont perdu la raison. Personne ne veut courir le risque de les remplacer. Le pays est livré à lui-même et les gens semblent s’être accordés pour ne pas changer cet état de fait.
Juillet 2021
Hier, j’ai engueulé l’homme de ménage parce qu’il m’a tenu la porte. Il y avait moins d’un mètre cinquante entre nous. La légèreté de cet homme est inadmissible. Il faudra que je mobilise les voisins contre de telles pratiques.
Février 2022
J’ai de plus en plus de mal à attirer des insectes. Dommage, j’aimais bien les fourmis. Et les mouches.
Je ne peux pas expliquer comment ni pourquoi, mais mes livres commencent à s’effacer : ce qui se passe à l’étranger est moins lisible, l’encre de ces passages est plus claire. Les personnages y sont moins détaillés, moins intéressants, comme si ces territoires lointains et leur habitants n’avaient d’existence que limitée à des fragments de l’histoire. Des parcelles d’une réalité qui se fond dans l’oubli.
Autres phénomènes récents, mes quelques guides de voyage sont maintenant écrits si petit que même à la loupe, je ne distingue plus les mots et les photos me semblent moins nombreuses. Mes livres de science-fiction sont remplis de nombreuses pages blanches… Sur internet, tout ce qui se passe au-delà de mon périmètre direct se fait rare, comme si en dehors de ma ville, presque rien n’arrivait ou ne pouvait arriver. Comme si l’imagination perdait de son pouvoir.
Hier, pour sortir acheter des pâtes et du papier toilette, j’ai dû m’enrouler dans mon rideau de douche. Je sentais bien que les gens me prenait pour une originale, mais je m’en fiche : personne ne peut me reconnaître et je ne reconnais personne. Tout le monde a le visage dissimulé par un masque et la plupart des gens portent des lunettes noires.
Rien n’est fait pour nous sortir de ce merdier. Rien ne sera fait. C’est chacun pour soi.
L’homme de ménage me fuit. Tant mieux.
Avril 2023
Mon imaginaire est bloqué. Tous mes livres, jusqu’à mes bandes-dessinées, sont vierges de récits
Publié le 15 mars 2021, dans histoire courte, et tagué isolement, pandémie, peur, réduction. Bookmarquez ce permalien. 2 Commentaires.
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