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Jérémie et le vent 2/2

Le début est ici

*

Les heures ont passé, impitoyablement vides de son fils. Les recherches reprendront dès le matin. Assise dans la nuit, au milieu de la grange dont les murs de planches disjointes laissent passer un air froid et sifflant, Audrey attend. Elle a pris avec elle le tabouret de son fils et s’est posée au milieu de l’espace encombré. Elle ne saurait pas exprimer ce qu’elle espère, mais elle sert dans sa main le dessin de tempête et ferme les yeux, attentive au moindre bruit. Elle veut percevoir ce qui, elle en est sûre, a poussé le petit à quitter la maison sans prévenir.

Cernée par le froid et la panique de savoir son enfant seul dans la nuit bretonne, Audrey veut croire aux légendes.

*

Le grelot d’un rire cristallin l’arrache à ses pensées
– Jérémie ?

Mais la nuit, dense et hostile,  ne daigne pas répondre
– Ils sont jolis, les poissons ! Regarde, il y en a de toutes les couleurs !

La voix est étouffée et lointaine, mais elle ne peut s’y tromper : c’est bien Jérémie
– Mon chéri, où est tu ?

Elle allume la torche dont elle s’est munie et balaye l’espace de son faisceau, espérant voir briller les yeux noirs de son garçon.
– Mon chéri, répond, je t’en supplie…

Sa voix s’étrangle et la lumière ne rencontre que l’amoncellement des morceaux de vie dont elle ne peut se résoudre à se séparer.
– Mon préféré, c’est le bleu !

Elle aurait juré que son fils venait de laisser tomber les mots dans son oreille. Bondissant sur ses pieds, elle se met à tournoyer en agitant la lampe.
– Jérémie, ce n’est pas drôle, montre toi mon ange !
– Oh… elle sont drôles, les petites méduses… toutes transparentes… on dirait des fantômes…

La voix se fait ténue, comme si l’enfant s’éloignait.
– Où vas-tu ? Reste mon chéri !
– Je vais voir les hippocampes… je veux faire
– La fin de la phrase tombe comme un souffle léger.

Les hippocampes. Depuis plusieurs jours, elle a promis au gamin de l’emmener à l’aquarium admirer les petits animaux qui suscitent sa fascination. Les portes ouvrent à neuf heures.

*Audrey, où pars-tu ? Tu devrais rester, si Jérémie revient il sera rassuré de te trouver à la maison…

– Appelle-moi si tu as du nouveau, je fais vite !

Jacqueline et pépé regardent la jeune femme se précipiter dans sa voiture et partir en faisant crisser les roues.
– Mais elle est folle de partir maintenant…
– Si le vent l’a poussée, elle a raison.

Pépé fait un signe de la main en direction des phares de l’auto qui s’éloigne.

*


– Un gamin de six ans, avec son bonnet bleu à pompon et son blouson rouge.
– Un petit garçon qui correspond à votre description est bien venu hier en fin de journée, avec son grand-père. Il était tout excité à l’idée de voir des hippocampes.
– A quoi ressemblait le grand-père ?

Le ventre retourné à l’idée que Jérémie se soit fait kidnapper, Audrey écoute la femme derrière son guichet.
– Un homme assez grand, plutôt mince, avec un bonnet marin rouge. C’est drôle, on aurait dit le commandant Cousteau…
– Je peux entrer?
– Ce sera douze euros.
– Vous pouvez m’indiquer les hippocampes ?
– Deuxième étage, au fond à droite, ils sont fléchés.

Audrey fonce au second étage. Si son fils a été kidnappé, elle sait qu’elle n’a aucune chance de trouver dans les allées désuètes ou les panneaux usés quelque trace que ce soit de son passage, d’autant que le ménage a dû être fait depuis la veille. Mais elle n’a pas d’autre piste et le vent a été formel : le petit s’est rendu devant les chevaux de la mer.

La fenêtre de la salle est ouverte, laissant l’air balayer les installations. Le verre qui la sépare des animaux en lévitation est épais et seules les bulles du système de filtre brisent le silence de l’espace désert. Plongée dans l’observation des bestioles, elle se demande ce qu’aurait fait Jérémie s’il avait été là. Il aurait dessiné, c’est sûr. Prise d’inspiration, Audrey se met à souffler doucement sur la vitre. Un gémissement sort de sa gorge quand elle voit se former dans la buée, en lettres maladroites, le prénom de l’enfant.
– Jérémie… Mon chéri, où es-tu ?
– Je suis là maman… tu n’es pas en colère ?

Le pompon bleu se présente en premier de sous une table, surmontant une bouille fatiguée et contrite. Le regard désolé du gamin fait monter des larmes aux yeux de sa mère. Elle tend les bras et arrache du sol le petit qui tient serré dans sa main le billet d’entrée de l’aquarium.
– C’est eux qui m’ont dit de venir et de me cacher pour rigoler…
– Les hippocampes ?
– Oui, ils avaient des histoires de pirates à me raconter.
– Et tu es venu avec un monsieur ?
– Non, avec le vent, qui me parlait tout doucement et me poussait dans le dos. Il m’a un peu porté quand l’ai eu mal aux jambes et m’a posé devant l’entrée. Le gentil monsieur m’attendait devant la porte, il m’a aidé à entrer, m’a amené jusqu’ici et après il a disparu.
-Et tu as eu peur?
– Non, mais j’ai faim et je veux dormir.

*


– Voilà Pépé, je vous ai dit tout ce que Jérémie m’a raconté. Je ne sais pas trop quoi penser de ces histoires…

Le vieil homme sourit et souffle en direction de la grange d’Audrey.
– Suivez votre fils, laissez le vent vous guider…

Avec ses cheveux et sa barbe blancs, la jeune femme réalise qu’il ressemble à s’y méprendre au tableau qui orne sa cheminée. Dans le sillage du souffle d’Eole, elle croit distinguer de légers bruissements de voix enfantines.
– Merci pépé, vous avez raison, je vais suivre Jérémie.

*

Jérémie et le vent 1/2

Le cœur prêt à rompre la barrière de ses côtes, elle finit par s’assoir sur le petit tabouret de Jérémie. L’enfant adore ce siège de bois rouge qui lui vient de son grand-père, il le traîne chaque soir entre le télé et ce qu’il appelle son bureau, la table basse sur laquelle il passe des heures à faire des dessins et à inventer des histoire fantasques.

Deux heures qu’elle le cherche, qu’elle crie son nom dans la maison, le jardin, la grange, les champs avoisinants. Le petit semble s’être volatilisé. Elle n’a plus de voix, ses membres tremblent, la sueur colle ses vêtements dans son dos, les larmes ruissellent sur ses joues.

Le regard d’Audrey se fixe sur les feuilles couvertes des griffonnages du petit. Pour un enfant de six ans, il est plutôt habile à représenter les animaux et le jardin,  ses sujets de prédilection. Sans y réfléchir, elle soulève les dessins l’un après l’autre. Dans le tas de vaches, canards roses à rayures, poissons avec un bonnet, un gribouillage sombre et torturé attire son attention. Devant la maison, identifiable aux trois fenêtres ornées de volets jaunes, ce qui ressemble à une tornade grise et brune se contorsionne de façon menaçante. Elle saisit la feuille et observe les lignes sauvagement appuyées, comme si leur auteur avait voulu manifester de la colère en les imprimant autant sur le papier que dans le bois de la table. Elle remarque que des traits violents surgissent des lettres maladroites. Jérémie ne sait écrire que son prénom, mais il maîtrise les voyelles et certains sons.

…AAAA, OOO…

Elle s’arrache à la contemplation de ce qui ressemble à des cris dans la tempête et hurle le prénom du gamin. Le silence lourd qui enveloppe sa supplique est rompu par la sonnerie de son portable.

Audrey se lève brutalement, envoyant balader le tabouret de bois. C’est Jacqueline, la voisine qu’elle a essayé de joindre mille fois. Elle saisit l’appareil et son stress est tel qu’il lui faut s’y reprendre à plusieurs reprises pour décrocher.Audrey ? C’est Jacqueline, désolée, j’étais occupée à la la cuisine, je n’ai pas mon téléphone sur moi quand je travaille. Non, je n‘ai pas vu Jérémie depuis hier, quand il est venu discuter avec pépé au sujet de la voix du vent.

– Audrey ? C’est Jacqueline, désolée, j’étais occupée à la la cuisine, je n’ai pas mon téléphone sur moi quand je travaille. Non, je n‘ai pas vu Jérémie depuis hier, quand il est venu discuter avec pépé au sujet de la voix du vent.
– Avec pépé ? La voix du vent ?

Audrey se mord les lèvres. Elle n’a pas prêté attention à l’excitation du petit hier, quand il essayait de partager avec elle des histoires délirantes de vent qui lui parle. un pincement de cœur l’avertit qu’elle aurait dû.- Oui, il voulait entendre la légende locale, tu sais au sujet du vent qui vole les paroles…
– Oui, il voulait entendre la légende locale, tu sais au sujet du vent qui vole les paroles…
– Heu… non… je ne la connais pas…
– Je fais vite : il se dit que dans la région, le vent vole les paroles des personnes qui se promènent à la plage, pour les restituer ensuite à ceux qui se sentent seuls, dans leurs maisons. Jérémie est arrivé tout content, il prétendait avoir entendu des voix de nouveaux copains… Je crois que ton fils se sent un peu isolé, parfois. La vie à la campagne, quand tu viens de la ville, ça peut être rude.
– Donc pas depuis hier ?
– Non. Tu le cherches depuis quand ?
– Deux heures
– J’arrive.

 Les deux femmes ont arpenté le village et ses alentours jusqu’à la nuit, entraînant avec elles la plupart des habitants du village auxquels elles ont montré la photo du petit garçon.

Désespérée, Audrey a fini par appeler la police et les pompiers. Des gyrophares sillonnent le coin, blessant de leurs griffures indécentes la nuit ordinairement paisible.

Un agent lui ayant conseillé de rentrer chez elle pour accueillir l’enfant s’il revenait, elle s’ est assise sur le tabouret rouge, incapable d’articuler une pensée.

Sur la table, le dessin de tempête et de cris semble vouloir lui indiquer quelque chose.

Au-dessus de la cheminée, une gravure ancienne représente un Eole barbu aux longs cheveux qui souffle sur la mer, créant les vagues d’une tempête.

La voix du vent.

– Pépé ? vous voulez bien me dire ce que Jérémie vous a raconté hier ?
– Votre fils est venu me parler des voix qu’il entend dans la grange. Il est sûr que des copains lui murmurent des nouvelles de tous les pays du monde, colportent des aventures de pirates ou des récits de poissons asiatiques qui lisent les pensées.
– Et que lui avez-vous répondu ?
– Je lui ai conseillé de dessiner ces histoires, pour plus tard, quand il saurait écrire, qu’il puisse en faire un livre. Je me suis dit que c’était une bonne façon de l’intéresser à l’école…

*

La suite est par là

L’homme sous la fontaine

Lecteur-chéri-mon-confit, c’est avec plaisir que je t’annonce la sortie de mon dernier roman « L’homme sous la fontaine ». Avec mon sens aigu du timing pourri, je profite de la pire période pour en faire la promo… J’ai donc décidé de laisser deux des personnages en parler…

– J’aime pas trop ça, moi, ça va nous créer du dérangement…
– Mais arrête, au contraire, les gens vont vouloir nous regarder, il vont sûrement nous jeter des bouts de pain! Tiens regarde ceux là… ils foncent droit sur nous!

Stanislas, avide de se gaver de miettes, sort sa grosse tête corail de l’eau et agite ses nageoires juste sous la surface.

– Et tu fais quoi, là?
– J’essaie de me rendre attractif! Pour une fois qu’on s’intéresse à nous…
– Ouaip… je ne sais pas… j’ai bien aimé participer au livre, mais la gloire, ça me fait peur… Tu comprends, je ne veux pas qu’on fasse la une des magazines people..
– Ah? Moi je veux bien… ça se trouve, Laeticia Hallyday acceptera de partager la couv’ avec nous… Elle peut nous trouver mignons, non?
– N’importe quoi! Arrête, tu me fais honte…
– Ben reste dans la boue, moi je veux m’élever dans l’échelle de la culture!

Vexé, Stanislas s’éloigne de Roger en quelques coups de queue et reprend ses mouvements de nageoires, qu’il essaye de rendre gracieux et colorés. Atterré par le comportement de son ami, Roger le regarde un moment faire le guignol puis retourne se cacher dans la boue douce et tiède du fond du bassin en grommelant.

Au bout d’un petit moment, des miettes se mettent à pleuvoir à la surface de l’eau
– Ah! Du gâteau! Ils nous lancent du gâteau!
Joyeux de voir ses efforts récompensés, Stanislas se jette sur les miettes et en englouti une grosse partie
– Viens, arrête de bouder, c’est pas tous les jours la fête!
– On va grossir…
– C’est bien la première fois que ça te préoccupe, qu’est-ce qui t’arrive?
La carpe arrête son goûter et descend vers le fond du bassin pour observer son camarade dont l’attitude guindée et le regard fier l’intriguent.
– Mais enfin, c’est quoi, ton problème?
– Je refuse de galvauder mon art, je vaux mieux que ces miettes… S’ils nous aiment tant que ça, ils peuvent nous le prouver en nous donnant des biscuits entiers.
– Rhahahaha! Tu as pris la grosse tête! allez, arrête, ils vont nous prendre en photo, viens!

Mollement Roger s’extrait de la boue et suit Stanislas, qui s’est précipité dans le crépitement des flashes. Il sort sa tête de l’eau, prenant soin de présenter son meilleur profil (le droit, celui qui s’orne d’une belle tâche bleu turquoise). Il ne l’admettra pas, mais il est heureux de susciter cet engouement. Il prend la pose quelques instants puis retourne sous la surface lisse. De son côté, Stanislas s’en donne à cœur joie, allant jusqu’à sauter hors de l’eau pour plaire à son public. Quand il s’est bien essoufflé, il redescend vers son ami.

– Tu n’as vraiment aucune tenue! Ce qu’il faut, c’est entretenir le mystère…
– Ah, tu crois? la bouche pleine de miettes, Stanislas tente de récupérer de ses cabrioles
– Mais bien sûr! il faut se faire désirer. Tiens, par exemple, je n’accepterai aucune télé.
– T’es fou! J’adorerais aller à la télé!
– Dans un bocal? Tu te vois dans un bocal, avec ces gens qui mettraient à l’épreuve nos dons de télépathie et de vision?
– Et alors? Si on parle de nous…
– Avant qu’ils parlent de nous, il faudrait déjà que les gens nous lisent tu ne crois pas? On va donc leur rappeler que, par exemple, ils peuvent nous trouver sur les site de vente en ligne habituels et aussi qu’ils peuvent nous commander après des librairies qui font le « click & collect »
– Oui, on verra les dédicaces et les interviews plus tard… ‘faut s’adapter…

Les poissons ont raison et donc, on s’adapte…
Ceux qui ont déjà lu le roman, n’hésitez pas à laisser un avis sur les sites de vente en ligne, et à partager, Roger et Stan’ vous remercient 🙂

https://livre.fnac.com/a15181668/Pascale-Brun-L-homme-sous-la-fontaine#omnsearchpos=1

https://www.leslibraires.fr/livre/18011777-l-homme-sous-la-fontaine-roman-surrealiste-le-lys-bleu-editions

Les carpes du bassin n’en sont pas à leur première aventure, ils ont même un espace dédié: Roger&Stanislas

Sur le chemin d’un futur lupinant

J’aurais dû me méfier, mais j’avais décidé de garder ce fond d’optimisme et de candeur qui fait de moi un être surréaliste dont la vie devient improbable au premier changement de température.
De toute façon, je ne pouvais pas refuser ce job. Trop d’individus louches et malintentionnés me tournaient autour. Inspecteurs des impôts, experts comptables et jusqu’à mon dentiste semblaient danser la macarena sous mon crâne en permanence. J’aime assez danser, mais pas la macarena et pas avec un inspecteur des impôts. En plus, en ce moment, je suis trop fatiguée pour danser.
Poussée par le besoin de me refaire une santé financière, morale et accessoirement de remplir mon frigo d’autres choses que de patates et de gnocchis, revêtue de mes plus beaux atours, je pris donc la route ce mardi matin-là. Mon fidèle destrier toiletté de frais démarra sans ronchonner malgré l’aberrante heure matinale à laquelle je sollicitais ses services et nous partîmes en chantant de concert « Hells Bells » dans le petit matin frileux.
Comme à chaque fois que je sors tôt de chez de moi, je me trouvais héroïque et profitais de ce point de vue inhabituel sur mon quotidien pour m’esbaudir de tout. Les boulangeries ouvertes, les stations service désertes, les gens aux visages tuméfiés de sommeil, emmitouflés dans des lainages bariolés, qui font semblant de lire le journal pour masquer leur déconfiture d’être assis à un arrêt de bus ou de tram à l’heure de sortie des rêves.
Rapidement, nous fûmes sur le ruban gris, anxiogène,  du périphérique et l’enchantement de la route cessa avec la première absence de clignotant. Embardée, klaxon, geste furieux. Quand le quotidien reprend le dessus sans prévenir, la tête me tourne et mes jambes tremblent. Mais je n’avais pas le droit, ni le temps, de flancher. Je continuais d’insulter copieusement le conducteur, le faisant profiter d’un pan du dictionnaire qu’il connaissait sans doute mal (du moins, mal dans ce contexte précis) et le dépassait en lui présentant le plus long doigt de ma main droite. Oui, je sais, ce n’est pas élégant, mais il est de ces circonstances où l’élégance doit rester un concept lointain, dépassé en intérêt par l’envie de montrer sa haine. (Pour être haineux et élégant, il vaut mieux quitter la route).

C’est là que tout a commencé. Quand j’ai dépassé son auto, j’ai nettement distingué son clignotant m’adresser un clin d’œil moqueur et ricaner. Ne relis pas, tu as bien compris. Je parle de son clignotant. Cette chose de plastique transparent rouge ou orange. Et ce clignotant (le gauche) s’est moqué de moi impunément. J’ai frémi, mais suis passée, digne comme quelqu’un qui se contrefiche des clignotants vivants. De toute façon, un bon coup de talon et exit le clignotant, me suis-je dis avec le courage qui me caractérise.
Jusqu’au tunnel sous la Défense, rien de spécial à signaler. Je n’aime pas ce tunnel, mais mon nouveau job m’oblige à le prendre dans sa version longue dub-remix (chiante, quoi). 5km de route mal éclairée, dans lequel motos et autos semblent faire des courses dont leurs vies dépendent au mépris le plus absolu d’une sécurité de bon aloi, et moi et moi et moi. J’avais à peine parcouru 1km, cernée par des engins dont la vitesse folle m’envoyait des vagues d’odeurs aussi puissamment déplaisantes que dépourvues d’oxygène, que la sueur inondait mon dos et que mon estomac me rappelait le trop de café avalé pour faire bonne figure. Je ne voyais pas le bout de ce tunnel. La claustrophobie me fit passer sans pitié de « guerrière vaillante » à « pauvre chose carbonisée de trouille ». L’angoisse me broyait la gorge et je sentais mes yeux s’embuer. 2km. L’éclairage avait encore diminué. Si un bouchon se formait, j’allais tellement flipper que je devrai abandonner mon scooter sur la bande d’arrêt d’urgence et finir à pieds. Pour me rassurer, je guettais les indications. J’avais pris soin d’apprendre par cœur mon itinéraire, je savais qu’il me fallait suivre « A86 ». Mais après 3km, malgré ma vitesse réduite, il m’était impossible de lire les panneaux dans cette obscurité poisseuse.
Comme s’ils lisaient dans ma tête, les petits hommes verts qui pointent les sorties de secours se sont mis à jouer à cache-cache, disparaissant dès que j’approchais, tandis que les néons verts se sont mis à clignoter orange et rouge, m’empêchant de quitter cet endroit satanique à pieds. Mon projet de fuite pédestre vers l’air extérieur venait de mourir. Je n’allais pas tarder à suivre. La java des hommes verts a commencé à me donner le tournis, l’alternance orange/rouge agissant comme un fer de maréchal ferrant sur mon cerveau, y imprimant la lumière aussi douloureusement que si elle me brûlait.  La température avait assez augmenté pour que de la buée se forme sur mes lunettes et ma visière, rendant le décryptage des caractères blancs sur fond bleu foncé des panneaux indicateurs impossible.
Tellement impossible que j’aurais juré que ces panneaux se déplaçaient. J’avais repéré qu’il me fallait sortir sur ma gauche et tous convergeaient pour m’inciter à sortir à droite. La base du panneau indicateur, c’est qu’il faut le suivre sans réfléchir. Je mis mon clignotant (qui eut la décence de ne pas se moquer) et entrepris la traversée du tunnel dans sa largeur. J’ai généré un concert de klaxons ulcérés par ma trajectoire malpolie, mais j’y suis arrivée. Sauf que les panneaux, sans doute ennuyés par ma réussite facile, avaient changé d’avis et m’indiquaient à présent de sortir sur la gauche. Trop tard. Je n’avais plus le temps et pas d’autre choix que de continuer tout droit, à moins de vouloir gaspiller mon repas de midi en péage. Un éclat de rire sardonique a retentit sous le tunnel, comme si tous les panneaux avaient décidé de me terrifier quand j’ai émergé à la lumière du jour, aussi tétanisée à l’idée d’être en retard qu’à imaginer ce qui avait pu émettre ce rire inhumain.

Sur l’autoroute, les autres panneaux s’en sont donnés à cœur joie pour me rendre folle: les numéros des sorties ne s’enchaînaient plus de façon chronologique, les noms des villes étaient modifiés (Bezons et Versailles étaient devenus Bezailles et Versons, ce dernier laissant couler des traînées d’un liquide sombre et gluant sur la chaussée), Colombes s’était transformé en oiseaux blancs qui voletaient au dessus de moi, me menaçant de leur projectiles intestinaux, Chatou miaulait pour insulter les colombes indélicates et Carrières sur Seine avait revêtu un costume sombre et une cravate. Mon cœur se mit à battre la chamade et je cru que j’allais m’évanouir à 110km/heure (oui, avec le vent dans le dos, je peux atteindre cette vitesse faramineuse). Je fus obligée de quitter l’autoroute et de m’arrêter.Au feu, le bonhomme rouge m’a engueulée parce que je m’était trompée de sens et m’a vertement indiqué que je ferai mieux de repartir sur le bon chemin si je voulais sauver ma carrière. Il m’a ensuite demandé combien font 11 multiplié par 55 et, satisfait de ma réponse, (605), m’a donné une petit tape amicale dans le dos en me susurrant que je ferais bien d’arrêter la jaja. Il s’est ensuite transformé en Hulk de la circulation et m’a regardée partir en dansant la macarena.

Par peur de le fâcher, je suis partie dans la direction qu’il m’avait indiquée. Pour découvrir qu’il n’y avait plus de direction possible. La route s’était transformée en un gigantesque poulpe à mille tentacules. Le long de chacun de ses interminables membres visqueux couverts de panneaux au sens abscons, des passages piétons zébraient la chaussée gluante d’autant de raison de perdre 600€ (je rappelle ici que les piétons sont omnipotents et qu’il peut nous en coûter 600€ de ne pas les laisser passer). Des hordes de ces piétons dégoutants, tous arborant des costumes sombres ou des tailleurs stricts (nous sommes dans le quartier des banques et des assurances) se jetaient sur la route, au mépris le plus total de mon désarroi, en hurlant des menaces de mort et en chantant des chansons de Chantal Goya. Je peux témoigner ici que « Pandi Panda » hurlé par un banquier au cou rendu violet par sa cravate trop serrée et qui fonce vers vous en agitant avec une véhémence de possédé sa tablette Apple, ça fait peur. Le propre du banquier, c’est son imprévisibilité. Ces gens déviants sont capables de tout. Y compris de vous empêcher de faire votre boulot.

Pas question de trembler devant un banquier. Je déglutis et accélérais, prête à délivrer l’humanité du poids d’un banquier, mais arrivée à son niveau, à ce moment fatidique ou on voit la peur dans le regard injecté de sang de sa victime, le maillet d’une voie sans issue s’est abattu sur mon casque, baissant ma visière embuée devant mes yeux et empêchant la mise à mort de l’opportun.

Troublée, la vue perturbée, le cerveau en vrille, je dérapais sur le tentacule qui indiquait Nanterre. La chute fut brutale, mais amortie par la chair moelleuse du poulpe. Je fis ce qui me semblait une glissade sans fin, passant devant des armées de banquiers sanguinaires et de joggers suréquipés qui courraient avec abnégation dans la pollution, pour finir ma débandade dans un mur de mobilier de bureau en déroute. Je me relevais péniblement et essayais de redémarrer mon scooter, mais il me dit qu’il en avait marre de mes conneries et qu’il se mettait en grève. Pour affirmer sa décision, il vomit ce qui lui restait de batterie à mes pieds et s’éteint dans un râle de souffrance. Je venais de perdre mon ami le plus fidèle, mais n’avais pas le temps de verser de larmes. Ma déroute était telle que je ne fus pas surprise quand une chaise bleue à roulettes s’approcha de moi et me dit dans un sourire défoncé « viens avec moi, chérie, ch’t’emmène ». Je montais sur la chaise et fermais les yeux. Je devais à tout prix arriver avant 9h20, peu importait par quels moyens.

La chaise se révéla de confiance. En flottant au dessus du labyrinthe démoniaque d’échangeurs et de voies sans issues, elle me chanta une jolie  version de « Quand t’es dans le désert ». Et oui, j’aurais bien aimé me trouver dans le désert, à cet instant précis. Elle me déposa à 09h19 devant la porte d’entrée de ma nouvelle vie et disparut avant que je n’ai pu lui demander des nouvelles des cochons dans l’espace.

Je pris un moment pour me redonner une contenance et avançais d’un pas assuré vers mon futur.

 

L’appel de l’albâtre

Dès que je l’ai vu, j’ai su.
Dès que j’ai vu son visage pâle, ses yeux de lapis-lazuli, sa barbe soigneusement bouclée, son sourire apaisant. Et ses mains délicatement posées sur son torse… Il m’attendait, j’en étais convaincue. Il était assis, serein comme si le temps n’avait jamais eu de prise sur lui.
Dès que je l’ai vu, j’ai su que je n’aurai de répit tant que je ne l’aurai pas vu.
En vrai.
L’objet de mes désirs était à une heure de TGV. Un homme comme ça, ça se gagne.
Je n’ai pas regretté le train fendant l’aube glacée de ce mois de Décembre déprimant, la marche dans la brume, la sensation d’extrême solitude mélangée à du doute qui m’étreignait à son approche.
Dans sa boîte de verre, devant un mur rouge sombre, il m’attendait.  Depuis son socle, les reins ceints d’une peau de bête, il s’est prêté à tous mes caprices. Si je ne lui pas fait l’offense d’un selfie, je l’ai bien accaparé quinze minutes -A peine une virgule dans le roman de ses 4400 ans (de préférence écrit par Dumas) –  Nous fusionnions, je l’aurais juré. Malgré la foule, je l’ai eu rien qu’à moi. Comme si j’étais seule à le voir.
J’aurais tellement aimé le toucher… je n’ai pas osé. Il faut dire que la grosse gardienne en tenue de polyester bleu marine, son badge arrogant en équilibre précaire (et quasi horizontal) sur une poitrine surréaliste m’en a assez rapidement dissuadée. Ne pas déplacer les vitrines est une règle muséale.
Je suis restée à le contempler jusqu’à la fermeture de la salle. A force de le fixer, j’avais la sensation de pénétrer les sages pensées de cet homme d’albâtre.
Le trajet du retour a passé en contemplation des clichés et revues dédiées à cette envoutante statuette. Epuisée par le voyage, je me suis endormie à peine couchée.

La blancheur de l’albâtre a aussitôt envahi mes rêves. La tête chauve, démesurée, a empli mon champ de vision, les yeux de lapis-lazuli ont vrillé mon cerveau et une voix chaude s’est enracinée dans les méandres de mon imaginaire. Petit à petit, la fièvre est montée, une sueur salée a inondé ma peau, piquant mes lèvres, brûlant mes yeux fermés. Le rêve s’est fait prégnant, devenant cauchemar. J’ai vacillé, comme pendant cette microseconde qui nous coule avant le sommeil, mais la chute a duré des heures. L’étreinte fiévreuse s’est resserrée, se transformant en délire mystique. Toute la nuit, il m’a sourit, m’a parlé avec beaucoup de sagesse, de gentillesse. Il a eu quelques phrases étranges à propos de la passation, de la prolongation des rêves, de la nécessité du partage et des joies de la méditation. Ivre de chute et de chaleur, je ne comprenais pas grand-chose, mais ça n’avait pas d’importance.
Je me suis éveillée engluée par les sensations de la nuit. Hagarde, incapable d’articuler une idée, à moitié consciente. Assez bizarrement, je crois distinguer des visages, des corps.
Une salve d’éclairs achève de me rendre un semblant de lucidité. Il y a un orage, j’ai dû oublier de baisser le store. Je tends le bras vers mon téléphone pour regarder l’heure, mais il ne se passe rien. Je retends le bras. Toujours  pas de mouvement. Je tourne la tête. Non, rien ne veut bouger en moi, et toujours cet étrange défilé de visages, de culs… tiens, un enfant me sourit ! Il est mignon, mais que fait-il dans ma chambre?
Je lui demande son nom. Aucun son ne sort de ma bouche. A vrai dire, je ne parviens pas à articuler. Mon visage est comme figé.
Je me souviens de la fièvre. J’ai dû attraper cette fameuse grippe, c’est elle qui me plombe et me fait délirer. Je vais refermer les yeux, dormir encore un peu et ça ira mieux.
Mais mes yeux ne se ferment pas. Et les éclairs reviennent. A bien y réfléchir, on dirait qu’ils proviennent d’écrans de téléphones portables.
Des écrans de portables? Je parviens à me concentrer, malgré la désagréable raideur de mon corps.
Les images s’assemblent. Ces visages… ces jambes, ces culs, ces enfants… ce mur rouge sombre au fond… Cette grosse femme au regard sévère, en tenue de polyester bleu marine… Je suis cernée de verre… On pourrait croire… Je baisse le regard et distingue un socle d’albâtre sous mes jambes couvertes d’une peau de bête.
Bingo! je comprends. A ce même instant, un barbu aux yeux bleu sombre doit se réveiller à la place que j’occupais encore hier soir. Un homme de chair, à la peau d’albâtre.
Et moi, je suis d’albâtre, tout simplement. Fixée sur un socle de la même matière, sculptée il y a 4400 ans.
Je ne suis pas triste, pas même fâchée.
Je viens d’atteindre l’éternité.

Approchez, je voudrais vous dire quelque chose. C’est moi, là, devant vous, dans cette boîte de verre! C’est moi que vous venez admirer!
Et je suis d’accord pour les selfies.

#ebih-il