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« Page blanche » ou « le syndrôme de l’escargot volant »
Depuis quelques semaines, installée sur le nuage confortable et doux de mon insouciance, j’observais… Mais… qu’observais-tu ? Me direz-vous… Ben rien. L’appréciable, avec ce type de nuage, c’est qu’on s’occupe avec du rien. Il faut néanmoins admettre que j’étais en bonne compagnie: mes amis Ivresse et Oubli étaient venus s’installer à mes côtés, les reflets pailletés de leurs tutus rouge et bleu, mâtinés de la douce lumière du soleil couchant donnaient à mon visage un teint frais et reposé (le truc qui n’arrive jamais en dehors de ce contexte précis). Nous étions légers et joyeux, occupés à rien mais riant de tout, ivres de nos propos insensés, surfant le coton au dessus des terriens masqués.
Et puis la semaine dernière, il a plu. Pas le petit crachin bienvenu, plutôt une tempête accompagnée de flots torrentiels d’une eau saumâtre, drainant les miasmes dont les semaines de beau temps avaient saturé l’air. Un liquide dégueulasse, mixture grumeleuse faite de peur, stress, maladie, angoisse et interdits. Notre nuage a répandu sa vision de l’humanité sur la terre craquelée tout juste bonne à cracher du soja et des vidéos de chats mignons. (j’aime bien écrire des trucs comme ça, je me sens lyrique).
Dans la chute, j’ai perdu de vue mes anges, mais j’imagine qu’ils leur a suffit de battre de leurs ailes fatiguées pour échapper à la débâcle. A moins que la situation du globe ne leur ai donné l’idée d’une promo estivale. Ils sont prêts à tout pour échapper à l’obsolescence programmée…. J’ai aussi croisé un escargot. Un gros gris à l’œil lubrique qui venant de se faire éjecter de son abri temporaire. Avant de s’écraser dans une touffe d’herbe sèche, il m’a raconté avoir passé l’hiver à escalader jusqu’au 7è étage d’un immeuble, à grand renfort de bave et de contractions musculaires ondulatoires et se trouvait plutôt déconfit de son retour accéléré au point de départ.
Rude fut l’atterrissage.
« serrez bien pendant 5 minutes »
J’ai la bouche pleine d’une pâte verte et la silhouette d’un dentiste se profile à l’horizon.
Il faudra un jour m’expliquer pourquoi cette substance verte sans goût, sans odeur et sans douleur, a provoqué un tel état de panique que j’ai failli mordre le toubib à la main. Je suis en proie à une crise de claustrophobie des amygdales. En plus, un micro truc s’est détaché de je-ne-sais-quoi et me chatouille le fond de la gorge, me contraignant, dans un réflexe atavique issu de mon cerveau reptilien, à émettre des bruits de raclement, des borborygmes barbares et des crachotis dénués de toute délicatesse. Honte sur ma tête.
Mon cœur se met à battre si fort et si vite que je crains qu’il ne transperce mes côtes, me contraignant à une mort sanglante sur fauteuil dentaire. Après avoir traversé sans encombre une crise sanitaire mondiale, ce serait ballot. Pour éviter ce surplus de ménage au toubib et accessoirement m’éviter d’avoir à recommencer les 5 minutes de serrage de mâchoires, j’essaie des techniques de relaxation trouvées sur les réseau sociaux. Je pense « plage » puis « cours d’eau ». Je pense « cocktail au rhum » puis « crêpe au chocolat ». Je finis par penser que mon dentiste ferait bien de retourner chez le coiffeur, puis que j’ai encore le temps d’aller m’acheter des BD avant la fermeture de la librairie. Tout ça finit par faire 5 mn. Une larme de gratitude effleure mon globe oculaire gauche, merci les réseaux sociaux.
Cet épisode peu reluisant me conduit à regretter le nuage. Au dessus de ma tête, un couvercle gris sombre qui ne laisse rien augurer de bon pour le futur proche.
– Dis-donc, Stanislas, tu ne trouve pas que ça fait longtemps qu’on est à l’arrêt? J’aimerais bien retrouver la surface, moi…
– t’as raison Roger… Moi aussi je voudrais bien briller dans les rayons de l’astre de lumière…
– pourquoi tu parles comme ça, d’un coup ?
– Tu sais bien que je n’y suis pour rien…
Les gros poissons corail et bleu foncé me gratouillent l’hémisphère gauche. Oui, mes koï, moi aussi, je vous rendrais bien à la lumière, mais pour ça il faudrait vous activer un peu et être la source d’idées rigolotes.
– Ben la source, c’est pas toi? Nous on est que le vecteur de tes idées, c’est déjà assez lourd à porter
T’as raison, poisson… Mais chais pas trop, c’est pas facile en ce moment, et les masques ça va fatalement vous faire flipper… je voudrais vous éviter ça…
– T’inquiète, on en a vu d’autres… Allez quoi, dépoussière-nous un peu…
– D’accord, mais et les anges?
– On les accepte dans le bassin…
– Je vais leur demander d’abord, ils sont un peu susceptibles, ils aiment bien avoir le haut de l’affiche…
Un éclair violet traverse le ciel et un escargot géant pourvu d’ailes majestueuses, sur le dos duquel siègent fièrement Ivresse et Oubli, se pose avec délicatesse sur le bord de mosaïque turquoise du bassin (j’ai cette exacte vision un dimanche à 14h53. C’est comme ça.)
– Ah… ravie de voir que les concepts se sont trouvés et s’entendent… ça fait douter quand même, les gars, si vous vivez vos vie sans mon intervention, à quoi je sers, moi?
– Sans toi, de concepts on ne devient pas mots… tu nous structures.
C’est Ivresse qui a parlé. Pour une fois il a l’air sérieux.
– Ok vous avez gagné, je vous laisse. Mais je vous préviens: à mon retour, vous êtes au taquet, hein. Ca m’angoisse trop de ne pas savoir quoi vous faire faire….
– T’inquiètes, on gère.
Je vais avoir toutes mes dents.
Le petit prince aventurier
Roger se glissait avec volupté dans la boue du fond du bassin, orientant sa grosse tête corail vers le soleil, quand une ombre passa au dessus de la surface lisse de l’eau. La grosse carpe sursauta et scruta vers le haut. Son œil noir eut à peine le temps de s’adapter à la clarté du miroir leur servant de plafond que l’ombre repassa, rapide, accompagnée cette fois d’un rire sonore.
– Il est revenu!
Tout joyeux, le poisson se dégagea de la boue et donna de vifs coups de queue pour rejoindre la surface, aussitôt suivi par son comparse turquoise et orange, qui ne put s’empêcher de râler.
– Ben quand même! Je croyais qu’il nous avait oubliés. C’est pas concentré à c’t’âge-là, il suffit d’un camion rouge avec un gros klaxon et exit les carpes!
Roger et Stanislas sortirent leurs têtes chauves de l’eau juste à temps pour voir passer,dans un grand éclat de rire, un petit pied chaussé de basket blanche. Le petit pied, suivi d’un second petit pied, repassa dans l’autre sens, puis revint, puis repassa, les obligeant à hocher la tête en rythme.
– Bon, il arrête? Je vais choper un torticolis…
Comme s’il avait entendu Stanislas, le gamin ralentit sa balançoire, en descendit d’un petit saut et s’approcha du bassin. Il sortit de sa poche des miettes de pain sec et commença à les lancer dans l’eau en gazouillant aimablement à l’intention des poissons.
– Ah merci gamin! tu tombes à pic, c’est l’heure de l’apéro et on commençait à avoir un petit creux du côté de l’estomac!
Une fois que le petit eu vidé sa poche, il sorti de son sac à doc bleu un gros pistolet de plastique qu’il plongea dans l’eau, passant à quelques centimètres des gloutons.
– Eh? ça va pas la tête? Il va nous blesser avec ce gros truc jaune et vert! C’est quoi d’abord cet engin?
Des bulles d’air sortirent du jouet, chatouillant le ventre des carpes
– C’est pas mal ce p’tit massage, tu crois que c’est un genre de spa pour poissons?
Roger n’eut pas le temps de donner son avis, une gerbe d’eau sorti du pistolet et vint remplir sa bouche ouverte pour parler. Il recula brusquement et se mit à tousser, à la grande joie de Stanislas.
– Ahahahahaha! J’ai enfin un allié! Il est bien ce gamin, il a trouvé un moyen de te faire taire!
Mais il n’avait pas fini sa phrase qu’une autre gerbe d’eau lui remplit la bouche à son tour, transformant son rire moqueur en hoquet.
Les deux poissons se réfugièrent dans la boue, poursuivis par les jets d’eau qui les chatouillaient et les empêchaient de se voir distinctement.
– C’est quoi ce truc?
– Je crois que j’ai entendu un gosse appeler ça un « pistolet à eau », ils s’arrosent avec…
– Ah… comme si on avait une lance à air?
– Oui, c’est ça
– Ça serait chouette d’avoir des jouets, nous aussi… Si on avait des mains…
Au dessus d’eux, le petit prince lançait des cris de joie en tirant dans tous les sens avec son pistolet, inondant les alentours du bassin.
– Tchaa-Tchaa-Tchaa! Ze suis le sérif du bassin!
Il pointait le canon de l’arme en plastique vers les carpes amusées mais prudentes et faisait mine de leur tirer dessus. Roger quitta la boue et rejoint la surface.
– Ce qui serait bien, p’tit, c’est que tu aies une étoile de shérif accrochée à ta veste! Tu serais magnifique!
Le gamin arrêta un moment son jeu et considéra la carpe, puis leva les yeux. Le jour tombait et on commençait à distinguer dans la limpidité prune du ciel l’étoile du berger et un croissant de lune, qui rivalisaient de brillance. Il se hissa sur la margelle et tendit sa main potelée vers le haut.
Stanislas, inquiet de voir tomber le gamin, s’était approché pour amortir une éventuelle chute.
– Attention, gamin, va pas plonger…
Mais le petit prince, ignorant le danger, décrocha tranquillement l’étoile et la posa sur sa veste à l’endroit du cœur. Sous les yeux sidérés des poissons, l’étoile se fixa et se mit à luire doucement.
– Dis donc, ce gamin est magicien, ça me donne une idée…
Roger s’approcha de l’enfant qui admirait sa décoration et lui glissa
– Petit, si tu décroches la lune et me la fait boire, je vais grossir tellement que je pourrai te servir de cheval…
Après avoir fixé la carpe un moment pour peser la valeur de sa proposition, le gamin tendit de nouveau le bras. Il décrocha la lune avec délicatesse, l’approcha de ses yeux noirs, en apprécia la douceur et brillance, puis la tendit au gros poisson corail, inclinant un bout du croissant vers sa bouche.
Un liquide doré coula dans la gorge de Roger, dont le volume se mit à augmenter. Le gamin poussa un cri ravi et admira l’animal, devenu énorme et iridescent.
Stanislas souffla de surprise.
– Comment tu fais ça?
– J’ai connu une seiche il y a longtemps, rigola Roger, on s’est bien entendus, elle m’a appris quelques trucs!
Le poisson transformé en monture féerique sorti sa nageoire de l’eau, invitant le petit à le chevaucher. Sans hésiter, le gamin s’installa sur le dos brillant et s’accrocha à la nageoire.
Roger commença par un prudent tour de bassin puis, assuré que l’enfant était en confiance, se mit à accélérer. Les éclats de rire du gamin le poussèrent à aller de plus en plus vite. Il s’enhardit, fit de petit bonds, des demi-tours, donna de grands coups de queue pour créer des gerbes d’eau auxquelles ses belles couleurs nacrées donnaient des reflets d’or et d’argent.
Stanislas se mit à leurs côtés pour une course que le petit prince remporta dans un « Z’ai gagné! » sonore. Avant que l’enfant n’aie l’idée d’inventer un nouveau jeu, Roger, pantelant, décida qu’il était temps de reprendre son aspect normal et le déposa sur la margelle. Le gamin flatta les deux poissons du plat de sa petite main et s’allongea sur la pierre restée tiède, laissant le bout de ses doigts faire clapoter la surface, comme pour prolonger le contact avec ses deux amis.
– Il est mignon, c’gamin, il a pas eu peur, rien et regarde… il nous remercie… mais je suis inquiet qu’il tombe, quand même…
Sur ces mots Stanislas, heureux de pouvoir participer à l’aventure, prit son élan et effectua un bond majestueux qui le mena au bord des premières branches des arbres qui jouxtaient le bassin.
Alertés par le bruit, quelques oiseaux sortirent des feuillages pour entendre ce qu’il avait à leur demander.
C’est un enfant endormi profondément, rêvant au pays merveilleux des astres magiques, que les rouge-gorges et les mésanges, aidés par quelques moineaux, protégèrent en le maintenant par ses vêtements, formant au dessus du dormeur un arc de plumes chatoyantes.
Le petit chien rouge – un conte Pascal –
Lecteur-chéri-mon-lapin-en-chocolat (ça s’appelle « contextualiser »), revenons à l’essentiel : le bassin des carpes Koï, Roger et Stanislas.
Petit rappel : Si tu ne connais pas encore Roger et Stanislas, sache que ce sont deux carpes Koï qui présentent la particularité de parler (et de ne jamais rater l’apéro). Roger est par ailleurs capablre de lire les pensées humaines. Ces carpes sont sentimentales (bien que fort viriles) et si elles pleurent, celui qui boit leurs larmes sucrées voit sa vie se prolonger de l’exacte durée de son honnêteté. Leur bassin est situé dans une clairière, à proximité d’un palais où vit un petit prince.
Voilà, tu sais l’essentiel.
– Dis donc Roger, j’aurais bien croqué dans un œuf en chocolat, moi aussi…
Stanislas, sa grosse tête corail sortie de l’eau, agite les nageoires en direction des reflets multicolores qui viennent d’un pied de fleurs roses.
– Ce sera comme chaque année, personne n’a l’idée de donner du chocolat à des poissons, arrête de rêver.
Roger s’approche et jette un œil curieux aux alentours.
– Mais je reconnais que c’est joli, tous ces papiers brillants dans l’herbe. En revanche, je trouve vexant qu’on mêle de vulgaires poules et d’idiots lapins à des êtres aussi raffinés que des poissons… Et la friture ! Quel nom stupide ! je t’en collerai, moi, des crevettes en chocolat frit… Dis-donc, on dirait que le nénuphar bouge, là-bas !
Les deux poissons abandonnent leurs réflexions chocolatières pour se diriger vers un gros nénuphar blanc, délicatement posé sur une feuille ronde et vernissée. La fleur, agitée de soubresauts, oscille de gauche à droite de façon étrange. Suspicieux, Roger tente une approche en profondeur. Rien de spécial, le dessous de la plante est parfaitement normal. Sur un signe de Stanislas, il sort lentement la tête de l’eau, son gros œil noir affleurant la surface. Les pétales bougent toujours, comme si la fleur contenait quelque chose de vivant. Voyant apparaître l’œil rond de Stanislas à quelques centimètres de lui, il décide de s’approcher un peu plus. Un jappement le fige. Cette fleur fait du bruit ! Oubliant toute prudence, Roger donne un grand coup de queue et va coller son œil sur un espace entre deux pétales, immédiatement imité par Stanislas.
C’est une boule de poils rouge vermillon qui s’offre aux yeux des deux carpes hébétées. Un petit bruit s’en échappe, puis la boule donne un coup vif, secouant les pétales blancs.
– Réunion de crise !
L’ordre de Roger est immédiatement suivi par Stanislas et les poissons se rejoignent dans la boue douce qui couvre le fond du bassin, 80 cm plus bas.
– Il faut agir vite ! Tu sais ce que c’est ?
Stanislas ne sait pas, mais il trouve le rouge joli.
– On parlera chiffon plus tard… c’est un petit chien ! Il arrive parfois, les nuits de pleine lune, que des petits chiens naissent dans des nénuphars. Ce sont des chiens magiques… les bleus prédisent l’avenir, les jaunes apportent l’amour…
– Et les rouges ?
– Les rouges exhaussent tous les vœux ! Ce sont les plus recherchés, mais aussi les plus fragiles. Celui-ci n’a que quelques heures avant de devenir invisible et de disparaître…
Stanislas remonte rapidement observer leur découverte. C’est en effet un très petit chien aux longs poils soyeux rouge vif, aux grands yeux violets et aux oreilles pendantes. Il jappe joyeusement en se tortillant dans la fleur, laissant apparaître une boucle d’or qui orne son oreille gauche.
– C’est en touchant cette boucle d’or qu’il faut faire un vœu, explique Roger.
– Oh mais c’est génial cette histoire de chiens magiques !
Stanislas est tout excité.
– Tu crois qu’on peut l’inviter à l’apéro ? ça boit quoi, un petit chien comme ça ?
– C’est bien le moment de penser à prendre l’apéro ! Je te dis qu’il n’a que quelques heures devant lui. Il faut que quelqu’un l’adopte, sinon il va disparaître…
– Mais je veux bien l’adopter, moi !
– Ne sois pas ridicule, les poissons ne peuvent pas adopter les chiens…
– Et alors ? il y a bien des cloches vivantes qui jettent des œufs de poule en chocolat dans des lapins ! ça ne choque personne…
– Ce n’est pas le moment de jouer au plus malin, essayons plutôt de trouver une idée pour aider ce chiot à trouver sa place…
Stanislas écarte les pétales avec la bouche pour regarder le chiot. Le petit animal a entreprit de lécher le cœur de sa fleur, maculant sa truffe de jaune. Il aperçoit le poisson et vient gentiment lui lécher l’œil, couvrant la grosse tête corail de jaune. Stanislas, ému, essaie maladroitement de rendre la caresse au petit chien.
– T’as raison, il faut l’aider…
Les poissons regardent autour d’eux, à la recherche de quelque chose à faire, quand un rire cristallin interrompt leurs réflexions. C’est le petit prince, tout guilleret, qui vient pour la chasse aux œufs et furète dans les herbes.
– Le gamin ! Bien sûr, c’est lui qui doit adopter le chiot !
Roger se dresse le plus possible au-dessus de l’eau, pour voir l’enfant sautiller dans l’herbe en poussant de petits cris de joie à la découverte des œufs multicolores. Il rit et admire chaque prise avant de la ranger son petit panier. Tout occupé à ramasser un lapin bleu et des petites poulettes roses, il ne fait pas attention aux poissons qui se sont mis à effectuer de grands bonds dans son dos, espérant attirer son attention.
– J’en peux plus !
Roger est essoufflé par les sauts qu’il n’a cessé de faire. Hors d’haleine, il fixe désespérément l’enfant qui déguste des poulettes et se lèche les doigts.
– Il faudra que tu penses à faire de l’exercice mon gros, y a pas que l’apéro dans la vie !
Stanislas redouble d’effort, encourage son compagnon. Roger change de stratégie et donne de grands coups de queue dans l’eau, affolant le petit chien rouge qui se met à japper. Le bruit et l’agitation inhabituelle de l’eau finissent par intriguer le bambin. Il pose son panier et approche doucement. En découvrant la danse des poissons, il se met à rire et à sauter.
– Mais non ! Danse pas avec nous ! Approche plutôt !
Roger et Stanislas sautent encore plus haut et plus près du nénuphar qui abrite le chiot, éveillant la curiosité de l’enfant qui s’approche et se penche vers les fleurs.
– Pas trop quand même, il ne faudrait pas que le gamin tombe à l’eau…
Les poissons cessent leurs sauts et se mettent de part et d’autre de la fleur abritant le petit chien. Ils agitent les nageoires et fixent l’enfant. Le petit prince tend un doigt potelé, mais il est trop petit pour atteindre la fleur. Roger a l’idée de pousser la tige du nénuphar, et les carpes s’escriment un moment pour rapprocher la fleur du bord. Le petit chien ne fait plus de bruit. Roger jette un œil et perçoit le changement de couleur de son poil.
– Vite ! Vite ou il va disparaître !
Dans un dernier effort, ils avancent encore la tige près de l’enfant qui, soudain devenu sérieux, les aide en tirant sur les feuilles. Il ne lui faut que quelques instants pour découvrir le pompon rouge lové dans le cœur de la fleur. Concentré, il l’attrape avec douceur et le pose dans le creux de sa main. Immédiatement, le pelage du petit animal reprend de l’intensité et un jappement timide se fait entendre. L’enfant sourit, caresse du doigt sa trouvaille en babillant, puis se retourne d’un mouvement vif et court reprendre son panier.
Les poissons le voient en extraire une écharpe avec laquelle il fabrique un nid avant d’y déposer le chiot, puis il déballe un œuf et le découpe en petits morceaux dont il régale son nouvel ami, sans cesser de le flatter de la main, effleurant au passage l’anneau d’or.
– Héhé ! je crois que ce petit chien a trouvé preneur…
Roger n’a pas le temps de finir sa phrase qu’une niche toute en verre décoré de dessins aquatiques se matérialise devant le bassin, sa porte dirigée vers eux. A l’intérieur, un coussin vert brodé de nénuphars et une écuelle bleue pleine d’eau.
– Stanislas, je crois que l’enfant veut que nous soyons amis avec son chien ! Son premier vœu est pour cette jolie maisonnette… on a un voisin!
Content de son organisation, l’enfant délicat déballe des friandises et les jette en direction des deux gros poissons.
– Roger ! Du chocolat ! On va avoir du chocolat pour l’apéro ! Je l’aime cet enfant…
Lecteur-Chéro-Mon-Amour, si ces messieurs carpes t’ont plu, tu trouveras quelques-une de leurs aventures dans la catégorie « Roger et Stanislas » de ce bel endroit dédié à la culture littéraire.
Besoin de parler – le monde est trop complexe –
Je vous assure docteur, quand j’ai vu cette corneille traverser, j’ai eu une révélation ! Vous imaginez ! Une corneille qui traverse, bien au milieu du passage clouté, en marchant ! En marchant, Docteur ! Sans se presser en plus ! Un oiseau qui marche, sur un passage piéton ! C’est là que j’ai commencé à penser que le monde va mal, docteur.
Vous comprenez, si les oiseaux sont capables d’apprendre les bases de la civilisation, on n’est plus à l’abri de rien ! Bientôt, ils vont nous verbaliser, vous ne croyez pas ? Aux carrefours, docteur, j’en suis sûr, ils seront aux carrefours ! Ils vérifieront le sens giratoire, les priorités, les feux, le respect des bande zébrées. Des dos d’âne, des tâches de girafes. Et si on triche, paf ! Un coup de bec. Vous avez déjà prêté attention aux becs de corneilles, docteur ? C’est effrayant, un bec de corneille. Long, noir, courbé, je suis convaincu qu’elles les aiguisent pour faire encore plus mal. C’est intelligent, une corneille. Trop. Ca se croit supérieur à l’homme, je vous le dit. Je le sens. Et je ne suis pas le seul. Hitchcock l’avait prédit ! Les oiseaux vont nous détruire !
Et il n’y a pas que ça docteur. Je le sais, les animaux veulent prendre le pouvoir.
Tenez, le week-end dernier, je vais à la piscine comme d’habitude. Je plonge dans le 50 mètres, c’est bien le samedi, il n’y a personne, à croire que tous les gens ont mieux à faire que d’aller nager. Je ne comprends pas, d’ailleurs. Quoi de mieux à faire que d’aller nager ? Moi, si je m’écoutais, j’irai nager tous les jours, plusieurs fois par jour, même ! Moi, docteur, j’ai dû être poisson dans une vie antérieure, parce que nager, c’est ma drogue. J’ai besoin de sentir le chlore, d’avoir la peau qui gratte, le bout des doigts fripé, j’aime sentir le bonnet en latex qui tire mes cheveux. Je trouve que la palme est le prolongement naturel de la jambe. Et je pense que le maillot de bain est un vêtement sous-estimé. On devrait le porter au quotidien, en toutes circonstances. D’ailleurs, j’en ai 350, de toutes les couleurs. Je vous les amènerai, vous verrez.
Mais je m’égare.
J’en étais à la longueur 27, j’en fais 87, vous comprenez, c’est un numérologue qui me l’a conseillé. C’est en rapport avec mon signe astrologique, le cycle de la lune et la vitesse de pousse de la carotte asiatique. Il ne me restait que quelques mètres dans la 27ème quand je l’ai vue. Là, sous moi, alors que j’expirai des bulles régulières par groupe de 12, j’ai vu une carpe koï géante ! Sous moi, docteur ! Elle nageait à mon rythme, je ne sais pas depuis combien de temps elle se trouvait sous moi ! Elle a dû sentir quelque chose, parce qu’elle a sorti la tête de l’eau et m’a dit « bonjour, j’espère que ça ne vous dérange pas que je me sois installé dans votre ligne. Vous m’avez semblé sympathique, j’aime la couleur de votre bikini ». Un bikini docteur ! Quelle inconscience ! Comme si j’étais du genre à porter un bikini ! Elle m’a dit qu’elle s’appelle Roger, m’a fait un clin d’œil et est retournée faire ses longueurs, parce qu’elle n’avait pas le temps pour la discussion, elle avait rendez-vous pour l’apéro ! L’apéro, docteur ! Après la piscine ! Mais quelle inconscience ! Après la piscine, c’est une tisane, qu’il faut prendre…
Ca m’a fait peur, ces animaux qui s’inventent des codes.
Je ne sais pas ce qui me fait le plus peur, docteur : les corneilles trop au fait des règles ou les carpes qui en inventent. Pour vous dire, j’étais si perturbé que je suis rentré chez moi sans me sécher les cheveux. Regardez : je suis frisé ce matin ! C’est à cause de Roger !
J’ai peur.
J’ai vu un ours dans un palmier en pot. Il était sous ma fenêtre. Vous savez que le samedi soir, j’allume mon bocal à pirate pour éclairer mes roses ? Je trouve ça joli, les roses, alors je veux en profiter aussi la nuit. Donc j’étais sur mon balcon avec mon bocal à pirate, celui qui se recharge à la lumière du soleil, et je n’ai pas pu m’empêche de jeter un œil en bas, vers le jardin. Je ne suis pas coutumier du fait, je trouve ça indiscret de jeter des yeux, surtout qu’on n’est jamais sûr de retrouver le sien, mais le samedi, j’aime bien me lâcher. Après une semaine de travail, on a envie de se sentir un peu fou, vous comprenez ?
Donc je jette un œil, le bleu, et là ! paf ! un ours ! dans le pot de palmiers ! Il agitait les palmes, comme pour me narguer.
Là, docteur, mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai repris mon œil, éteint mon bocal et me suis précipité dans la baignoire. Roger m’avait dit qu’on pouvait le joindre via les canalisations. Je l’ai appelé, d’un long cri en fa dièse, comme il m’avait dit de le faire.
Vous savez quoi, docteur ? il n’a jamais répondu. J’ai passé la nuit dans la baignoire à écouter l’ours agiter les palmiers, en chantant des fa dièse la peur au ventre et l’œil en berne, et Roger n’a même pas donné signe de vie.
Les animaux sont des menteurs, docteur. On ne peut pas leur faire confiance. J’ai bien envie de jouer un sale tour à Roger : samedi prochain, à la piscine, je vais demander à la corneille de le verbaliser parce qu’il ne porte pas de maillot.
Je ne vais pas me laisser faire docteur.
Le petit prince a un rêve
Lecteur-Chéri-Ma-Théière, aujourd’hui nous allons continuer une histoire.
Pour rappel, le début de cette épopée est par là https://geckobleu007.com/2016/05/01/le-petit-prince-a-pas-dit
Si tu n’as pas 5mn pour la lire, je ne t’en tiendrai pas rigueur. Tout ce que tu as besoin de savoir est que le personnage principal est un enfant, petit prince mutique. Il se tient régulièrement au bord d’un bassin habité par deux carpes koï, Roger et Stanislas, qui présentent la particularité de parler (et de ne jamais rater l’apéro). Voilà, tu sais l’essentiel.
En ce moment, Lecteur-Mon-Ami, le petit prince est assis au bord de l’eau, les jambes pendantes, ses petits pieds battant l’air mollement. Il a l’air de réfléchir intensément. Depuis le bassin, les deux carpes observent l’enfant. Stanislas (le plus gros poisson) le fixe de son œil turquoise et dur.
– Tu vois Roger, je ne serai pas étonné qu’il mijote un sale coup, le gamin ! Je l’ai à l’œil depuis plusieurs jours, son air calme me laisse imaginer le pire…
Roger s’éloigne pour faire un tour de bassin, sa façon à lui de s’accorder un temps de médiation. A son retour, il prend le temps de laisser son regard lentement aller de l’enfant à Stanislas avant de parler.
– Tu sais, on pourrait s’en assurer facilement…
– Oui, je sais. Mais j’hésite à te demander ce service.
– C’est bien toi, ça, d’hésiter… Comme si tu ne savais pas à quel point j’adore lire dans les pensées !
– Te trompe pas, j’hésite juste par ce que c’est bientôt l’heure de l’apéro et que je ne voudrais pas me sentir obligé de t’inviter pour te remercier…
Roger glousse et s’approche doucement du gamin, toujours perché au bord de l’eau.
– Allez, j’y vais. Essaye de ne pas bouger, les vaguelettes me déconcentrent…
Une fois Stanislas installé à l’autre bout du bassin et les remous calmés, Roger tourne sa tête corail et blanche vers le petit garçon. Il remue lentement ses branchies pour se concentrer. Pendant plusieurs minute, le poisson reste totalement immobile, comme s’il ne faisait qu’un avec le bambin dont il perçoit les pensées. Roger contrôle le temps, il le suspend et l’étire comme un frêle élastique argenté entre leurs deux esprits. La manœuvre est toujours un peu risquée : il lui est arrivé de se faire happer par des pensées humaines au point de s’oublier et de manquer se noyer.
La ligne argentée oscille au-dessus de l’eau, son extrémité effleurant la tête bouclée du petit prince. Un court moment magique, Roger lit les pensées de l’enfant, il se sent transcendé par la communion qui s’opère. Ses écailles se resserrent et sa respiration ralenti. Il flotte le long du fil argenté qui le relie au gamin
– Alors ?
La ligne se brise brusquement et Roger est propulsé hors de l’eau avec force. Il se cambre et plonge, furieux.
– Mais c’est pas vrai ! Tu peux pas t’en empêcher, hein ?
– Excuse-moi, c’est plus fort que moi. Tu sais bien que je n’aime pas manquer l’apéro… Vas-y, recommence…
– Pas la peine, je sais à quoi il pense.
Le silence s’installe sur le bassin. L’enfant a cessé de remuer les pieds, il a plongé sa petite main dans l’eau et y dessine des ronds de son index potelé. Stanislas n’ose plus poser de questions. Il scrute le dos de Roger, qui s’est retourné comme il le fait chaque fois qu’il se vexe. Un bruit d’eau dans l’eau lui parvient, accompagné d’un son guttural et sombre.
– Tu pleures ?
Roger se retourne, l’échine basse et l’œil torve. Ce sont bien des larmes qui coulent le long de ses joues. Des larmes sucrées de carpes Koï, qui prolongent la vie de celui qui les boit du temps exact de son honnêteté.
– Roger, parle-moi, qu’est-ce qu’il y a? C’est grave ?
Stanislas est tout retourné : il n’a jamais vu Roger pleurer avec tant de désespoir. Il se rapproche de son vieux compagnon pour le réconforter de quelques coups de nageoires. Le poisson hoquette encore un moment avant de laisser échapper, dans un souffle :
– Il veut voler !
La stupeur se peint sur le visage brun de Stanislas. Voler ! Mais c’est bien la dernière des catastrophes ! Ils ne pourront jamais lui apprendre à voler et l’enfant n’aura plus confiance en eux, il va s’éloigner d’eux et ils l’auront perdu à jamais ! Stanislas sent sa gorge se serrer, quand l’éclat mordoré d’une caresse bleue agite l’air au-dessus de leurs têtes. Il éclate de rire.
– On pourrait peut-être demander à Alfred ?
– Alfred ? Oui, c’est une idée… Mais depuis qu’il est sorti de sa chrysalide, on essaie de le choper pour l’apéro, je n’imagine pas qu’il accepte de nous aider…
– Boah… C’est une chasse amicale, sans nous, ce bon Alfred serait gras comme un cochon ! Il devrait nous remercier, au contraire !
La grosse carpe sort la tête de l’eau
– Alfred ! Alfred ! Viens par-là s’il-te-plaît, fais-moi confiance, on ne te veut pas de mal…
Le papillon-dandy, approche, méfiant, et se suspend élégamment à une distance raisonnable de ses deux prédateurs.
-Alfred, on a besoin de toi. Le petit veut voler…
– Quelle délicieuse nouvelle ! Mais je serai raaaaavi de l’aider !
En deux battements d’ailes, Alfred se rend auprès du petit prince, dont le rire cristallin se met immédiatement à résonner. Guidé par le papillon et encouragé par les cris des carpes, l’enfant se met à courir et à sauter. Tendant les bras de chaque côté, il bat l’air de ses menottes, mais il a beau se démener, il ne décolle pas. Après quelques tentatives, il s’assied, tout en sueur, sous un arbre majestueux aux très grandes feuilles en forme de cœur, et pleure en silence. Les carpes essaient de le réconforter, mais leurs paroles amicales restent sans effet.
– Bougez-pas, je reviens tout de suite !
– Il est idiot ou quoi ? Comment on pourrait bouger ? Bon, tu veux quoi pour l’apéro ?
Roger, outré, jette un regard glacial à son ami.
– Comment peux-tu encore penser à te remplir le ventre alors que l’enfant pleure et qu’Alfred, notre seul espoir, a foutu le camp ?
– Chuis comme ça, moi, quand je suis triste, il faut que je mange…
Roger s’apprête à répondre vertement quand deux petits pieds accompagnés de piaillements de joie passent au-dessus du bassin. Les deux carpes, stupéfaites, sortent la tête de l’eau pour découvrir le gamin, équipé de grandes feuilles en forme de cœur, virevolter dans l’air limpide avec le papillon bleu.
Le petit prince a réalisé son rêve.