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Un conte de pleine lune

22h35, la radio du chauffeur de bus ne cesse de m’écorcher les oreilles en diffusant des chansons folkloriques allemandes, musique lourde et paroles aux vocables douloureux pour mon ouïe éprouvée par une semaine d’immersion au fin-fond de la campagne Helvète.
Il a le droit, il le prend.
22h48, un jeune homme se lève et appuie sur le bouton pour demander le prochain arrêt.
Une voix rugueuse, sur fond de chants braillant fort opportunément « Ich liebe dich » (soit, « je t’aime », mais façon râpeuse), s’élève de la cabine et éructe, dans un patois exempt de légèreté, un truc traduisible par « vous avez appuyé trop tard ». Le bus parcourt les quelques dizaines de mètres qui nous séparent de l’arrêt et stoppe. Gardant portes closes.

Il y a donc une distance de… de quoi ? de sécurité ? d’anticipation ? de temps de réaction ? à respecter…

Impavide, le jeune homme remercie et nous attendons, dans un faux silence (parce que ponctué de chants de bergers sautillants), que la porte s’ouvre. Le temps pour le chauffeur de profiter du petit pouvoir qu’il s’est arrogé au nom du dieu de la bêtise crasse.
C’est long…
La porte finit par s’ouvrir, rendant le jeune homme poli (ou blasé par la connerie ambiante) à sa liberté.
Le bus repart, les chants alpestres envahissant tout l’espace respirable. Les passagers préfèrent ignorer l’incident et, les uns après les autres, quittent le bus après avoir appuyé avec la conscience professionnelle d’un chirurgien opérant à cœur ouvert, sur le bouton de demande d’arrêt. A l’avance.

Je descends au terminus et j’observe avec regret les gens m’abandonner à une solitude routière au fil du trajet folklorique.

Avant d’arriver au dernier arrêt, l’idée m’a effleurée d’appuyer sur le bouton fatal, mais préférant privilégier la présomption d’obéissance du chauffeur à un quelconque règlement, je décide de m’en abstenir.
Le terminus se profile sous une lune pleine, suspendue au–dessus de notre misérable condition d’humains rampants comme un énorme point final, inondant de sa clarté jaune pâle la campagne environnante. La vacuité des champs, des routes, des maisons aux lumières éteintes confère à la musique incongrue une présence palpable. Avec un zeste d’imagination, je pourrais la sentir ramper sous ma peau.

Le bus s’arrête (pas la musique).
Ses lumières s’éteignent.
Ses portes restent closes.

J’attends, le jeu de la prise d’otage de passager ne va pas l’amuser longtemps, il va vouloir descendre fumer ou faire quelques pas.

Il a le droit.

Les minutes s’égrainent dans une ambiance lourde ou la stupeur se mêle à l’incompréhension  et à un soupçon de peur. Il ne va pas me garder prisonnière, tout de même…
Alors que j’envisage de le héler pour lui suggérer de me laisser sortir (j’ai le droit), je vois le chauffeur se lever, accompagné par les paroles guillerettes d’un chant montagnard. Yoddelli, Yoddella… Il est immense, son cou est celui d’un taureau, sa tête plutôt celle d’un cochon, ses mains… deux battoirs dont l’un est crispé sur… un couteau ?

Un cri s’étrangle et meurt  au fond de ma gorge.

L’homme s’approche en éructant des barbarismes faisant référence à son droit au respect et à mon ignorance crasse de la loi. Du sacrosaint règlement. En plus, je suis une femme. Je n’ai rien à faire seule dans un bus à cette heure-ci. Il va s’occuper de corriger cet écart insupportable à la ligne de conduite que des générations de machistes aveuglés par leur prétendue supériorité  ont érigée en loi absolue.

Il s’approche de moi en brandissant son couteau. J’ai assez moyennement envie de finir mes jours dans un bus au fond d’une campagne glacée inondée de lumière spectrale. Je fixe la lune, comme si j’allais y puiser la force de renverser le chauffeur. Les grosses mains (sales) se tendent vers ma gorge, je me recule au fond du bus,  prête à combattre. Une peur panique m’inonde, je crie en lançant mes poings et mes pieds dans tous les sens.

C’est au moment précis où la lame du couteau va se planter dans ma carotide qu’une explosion retentit, fracassant les fenêtres et tordant la tôle du bus. Une lumière aveuglante envahi le véhicule et un poisson énorme, jaune pâle et argenté, arrive par le toit pour gober mon agresseur, me laissant pantelante au milieu de débris de verre et de métal, le couteau à mes pieds.
Le gros œil de mon sauveur se fend d’un clin et le gracieux animal disparaît dans une ondulation dont je jure qu’elle suivait le rythme des chants alpins.

Ma route vient de croiser celle de l’esprit de la forêt… je remets de l’ordre dans ma tenue et descend du bus en chantant « highway to hell »…

L’arc en ciel de l’apocalypse

Une grosse plaque de béton l’avait sauvé. Du fond de son ivresse nocturne, Alexandre avait vaguement entendu le bruit de la chute d’un objet lourd, puis le fracas au-dessus de sa tête, suivi par le noir total faisant obstacle aux lueurs de la ville. Il était coincé entre une plaque rêche et des pierres assez peu confortables, mais au moins, personne ne viendrait lui piquer sa gnôle. Alexandre s’était retourné, à la recherche vaine d’une position correcte pour dormir. Le vent soufflait plus que d’habitude, faisant siffler les alentours de façon sinistre. Le bruit le dérangeait plus que le son. « Sinistre » qualifiait la vie qu’il s’était choisie, et que les éléments soient raccords avec lui le soulageait. Il se sentait compris, pour une fois. Il eut une confuse pensée à l’adresse d’un être imaginaire dont la colère faisait trembler les cieux et sombra.
Cette nuit-là, une tempête apocalyptique ravagea la planète. Dans la lumière blafarde du petit matin qui avait le mauvais goût de préfigurer la première journée d’une nouvelle ère, ne restaient que les décombres de ce qui, la veille encore, était une ville.

Le vent  et la pluie avaient fait ployer l’outrecuidance humaine. Des amas sombres, mélanges de matériaux de construction, de meubles, de carcasses de véhicules, formaient un paysage glauque. Une boue collante avait recouvert la civilisation, emportant dans un flot épais toute trace de vie. Le silence poussiéreux, l’air chargé d’odeurs sales, le brouillard poisseux régnaient en maîtres.

Une main osseuse se fraya un passage entre les pierres et le béton. Un ahanement suivi d’une bordée d’insultes à l’encontre du créateur et Alexandre, tel le Phoenix fou d’une banlieue sans imagination, surgit des cendres.
–     Ben merde…
Premiers mots post-apocalyptiques.
Les cheveux hirsutes, le visage émaciés, les yeux délavés par la vie dans la rue faisaient face à un paysage désolé, miroir lugubre des pensées du clochard.
–     Ben comment je vais manger, moi ?
Avec lenteur et circonspection, il parvint à extraire sa carcasse des décombres.
–     Elles sont passées où, les poubelles ?

Les poubelles de plastique, pourvoyeuse habituelles de délicieux restes, avaient volé dans la nuit et devaient se trouver à des kilomètres de là, leur contenu broyé par la mâchoire de la trombe. Alexandre se mit debout et leva vers le plafond gris un visage rageur et un bras maigrichon au poing fermé.
–     C’est malin ! Je méritais pas ça, quand même ! Tu le sais bien !
Il serra autour de lui son manteau élimé dont le tissu écossais formait une tâche incongrue de couleurs chaudes au milieu de la désolation ambiante. Il continuait de scruter le ciel. A gauche, au loin, une minuscule tâche plus claire dans les nuages menaçants attira son attention. Il se tourna en direction de l’éclaircie, les mains en visière autour des yeux. Une fine pluie se mit à tomber, l’obligeant à se replier sous l’arche du pont où il avait trouvé refuge, des années auparavant. La proximité de l’autoroute suspendue le rassurait, le ronflement de la circulation ininterrompue cassait sa solitude et parfois, sur l’aire la plus proche, il trouvait de quoi se nourrir. Enveloppé d’un silence inhabituel, il observa le trou prometteur se former dans l’épaisse couche nuageuse. A la tâche claire se substitua bientôt un rond de ciel bleu délavé. Puis le bleu prit de la force et le clochard vit se former un arc-en-ciel.
–     Un spectacle pour moi tout seul…
Il adorait les arcs-en-ciel. La magie du phénomène le ravissait. Pris d’une subite inspiration, il se leva et parti dans la direction de l’arc lumineux.
–     Faut que je me bouge, ça va pas durer !
La tête pleine des multiples légendes de son enfance, il était persuadé de trouver le salut au pied des couleurs. Il partit au pas de course et c’est une longue silhouette dégingandée, à la progression rendue hésitante par le terrain accidenté, qui déflora le sol meurtri.

En soliloquant, Alexandre parcourut quelques kilomètres. Persuadé de détenir une vérité, il ne fut pas surpris d’apercevoir, au détour d’une carcasse d’immeuble, une fontaine illuminée par la base de l’arc.
–     Ah quand même…
Dans une tentative dérisoire de paraître respectable en cette circonstance extraordinaire, il essaya de mettre de l’ordre à sa tenue. Il se redressa et passa une main sale dans sa tignasse, remonta son pantalon et frotta ce qu’il restait de ses chaussures à l’arrière de ses mollets. Il inspira un grand coup, se tapissant les narines de résidus sales. La force de ses éternuements le fit ployer. Quand il se redressa, l’extrémité de l’arc-en-ciel brillait toujours de ses couleurs plongées dans la fontaine.

Il s’approcha à pas prudents, craignant que le mirage ne disparaisse. Quand il atteint la margelle de la fontaine, il eut la surprise de découvrir un petit enfant assis dans l’eau, son visage rond tourné vers lui. Les couleurs semblaient jaillir des mains potelées tournées vers le ciel.
–    Ben gamin, tu dois avoir froid, là-dedans…
Le petit sourit mais ne dit rien.
–     Je dois être en train de crever, j’ai des hallucinations… Bon, tant pis, de toute façon je suis tout seul, je peux bien faire ce que je veux.
Il tendit les bras vers le petit garçon et le sortit de l’eau avec douceur.
–     On est tous seuls tu crois ?
Il emballa le gamin dans un pan de son manteau et tenta de le réchauffer. Le petit était toujours silencieux. Le clochard, absorbé par sa tentative de sauvetage, ne remarqua pas tout de suite qu’ils se trouvaient nimbés d’une lumière chaude et colorée. Autour de lui, des arbres sortirent de grisaille, des fleurs se mirent à pousser entre les pierres. Le froid glacial fit place à une ambiance tiède. Un pépiement d’oiseau le fit réagir. Il serra l’enfant contre lui, dans un réflexe de protection, avant de réaliser que rien d’hostile ne les menaçaient. Le petit tendit la main vers un arbre aux branches chargées de fruits. Obéissant malgré sa sidération, Alexandre alla en cueillir.

L’homme et l’enfant mangèrent en silence.
–     Si je suis mort, je dois être dans un genre de paradis pour clodos…
Il avisa le gamin.
–     Toi, tu me dis pas tout… mais c’est aussi bien, on n’est pas obligés de tout savoir… Tu veux que je te dise? il y en a peut-être d’autres, des mômes comme toi, au bout des arcs-en-ciel de l’apocalypse… Alors on va les chercher, tu seras moins seul. C’est pas bien, la solitude.

Ce premier soir, le soleil ne parvint pas à percer la couche de poussière pour montrer sa face rouge, mais deux silhouettes fragiles entourées d’un halo multicolore se mirent en route à la poursuite d’une légende.

Le petit prince a un rêve

Lecteur-Chéri-Ma-Théière, aujourd’hui nous allons continuer une histoire.
Pour rappel, le début de cette épopée est par là https://geckobleu007.com/2016/05/01/le-petit-prince-a-pas-dit
Si tu n’as pas 5mn pour la lire, je ne t’en tiendrai pas rigueur. Tout ce que tu as besoin de savoir est que le personnage principal est un enfant, petit prince mutique. Il se tient régulièrement au bord d’un bassin habité par deux carpes koï, Roger et Stanislas, qui présentent la particularité de parler (et de ne jamais rater l’apéro). Voilà, tu sais l’essentiel.

En ce moment, Lecteur-Mon-Ami, le petit prince est assis au bord de l’eau, les jambes pendantes, ses petits pieds battant l’air mollement. Il a l’air de réfléchir intensément. Depuis le bassin, les deux carpes observent l’enfant. Stanislas (le plus gros poisson) le fixe de son œil turquoise et dur.
– Tu vois Roger, je ne serai pas étonné qu’il mijote un sale coup, le gamin ! Je l’ai à l’œil depuis plusieurs jours, son air calme me laisse imaginer le pire…
Roger s’éloigne pour faire un tour de bassin, sa façon à lui de s’accorder un temps de médiation. A son retour, il prend le temps de laisser son regard lentement aller de l’enfant à Stanislas avant de parler.
– Tu sais, on pourrait s’en assurer facilement…
– Oui, je sais. Mais j’hésite à te demander ce service.
– C’est bien toi, ça, d’hésiter… Comme si tu ne savais pas à quel point j’adore lire dans les pensées !
– Te trompe pas, j’hésite juste par ce que c’est bientôt l’heure de l’apéro et que je ne voudrais pas me sentir obligé de t’inviter pour te remercier…
Roger glousse et s’approche doucement du gamin, toujours perché au bord de l’eau.
– Allez, j’y vais. Essaye de ne pas bouger, les vaguelettes me déconcentrent…
Une fois Stanislas installé à l’autre bout du bassin et les remous calmés, Roger tourne sa tête corail et blanche vers le petit garçon. Il remue lentement ses branchies pour se concentrer. Pendant plusieurs minute, le poisson reste totalement immobile, comme s’il ne faisait qu’un avec le bambin dont il perçoit les pensées. Roger contrôle le temps, il le suspend et l’étire comme un frêle élastique argenté entre leurs deux esprits. La manœuvre est toujours un peu risquée : il lui est arrivé de se faire happer par des pensées humaines au point de s’oublier et de manquer se noyer.
La ligne argentée oscille au-dessus de l’eau, son extrémité effleurant la tête bouclée du petit prince. Un court moment magique, Roger lit les pensées de l’enfant, il se sent transcendé par la communion qui s’opère. Ses écailles se resserrent et sa respiration ralenti. Il flotte le long du fil argenté qui le relie au gamin
– Alors ?
La ligne se brise brusquement et Roger est propulsé hors de l’eau avec force. Il se cambre et plonge, furieux.
– Mais c’est pas vrai ! Tu peux pas t’en empêcher, hein ?
– Excuse-moi, c’est plus fort que moi. Tu sais bien que je n’aime pas manquer l’apéro… Vas-y, recommence…
– Pas la peine, je sais à quoi il pense.
Le silence s’installe sur le bassin. L’enfant a cessé de remuer les pieds, il a plongé sa petite main dans l’eau et y dessine des ronds de son index potelé. Stanislas n’ose plus poser de questions. Il scrute le dos de Roger, qui s’est retourné comme il le fait chaque fois qu’il se vexe. Un bruit d’eau dans l’eau lui parvient, accompagné d’un son guttural et sombre.
– Tu pleures ?
Roger se retourne, l’échine basse et l’œil torve. Ce sont bien des larmes qui coulent le long de ses joues. Des larmes sucrées de carpes Koï, qui prolongent la vie de celui qui les boit du temps exact de son honnêteté.
– Roger, parle-moi, qu’est-ce qu’il y a? C’est grave ?
Stanislas est tout retourné : il n’a jamais vu Roger pleurer avec tant de désespoir. Il se rapproche de son vieux compagnon pour le réconforter de quelques coups de nageoires. Le poisson hoquette encore un moment avant de laisser échapper, dans un souffle :
– Il veut voler !
La stupeur se peint sur le visage brun de Stanislas. Voler ! Mais c’est bien la dernière des catastrophes ! Ils ne pourront jamais lui apprendre à voler et l’enfant n’aura plus confiance en eux, il va s’éloigner d’eux et ils l’auront perdu à jamais ! Stanislas sent sa gorge se serrer, quand l’éclat mordoré d’une caresse bleue agite l’air au-dessus de leurs têtes. Il éclate de rire.
– On pourrait peut-être demander à Alfred ?
– Alfred ? Oui, c’est une idée… Mais depuis qu’il est sorti de sa chrysalide, on essaie de le choper pour l’apéro, je n’imagine pas qu’il accepte de nous aider…
– Boah… C’est une chasse amicale, sans nous, ce bon Alfred serait gras comme un cochon ! Il devrait nous remercier, au contraire !
La grosse carpe sort la tête de l’eau
– Alfred ! Alfred ! Viens par-là s’il-te-plaît, fais-moi confiance, on ne te veut pas de mal…
Le papillon-dandy, approche, méfiant, et se suspend élégamment à une distance raisonnable de ses deux prédateurs.
-Alfred, on a besoin de toi. Le petit veut voler…
– Quelle délicieuse nouvelle ! Mais je serai raaaaavi de l’aider !
En deux battements d’ailes, Alfred se rend auprès du petit prince, dont le rire cristallin se met immédiatement à résonner. Guidé par le papillon et encouragé par les cris des carpes, l’enfant se met à courir et à sauter. Tendant les bras de chaque côté, il bat l’air de ses menottes, mais il a beau se démener, il ne décolle pas. Après quelques tentatives, il s’assied, tout en sueur, sous un arbre majestueux aux très grandes feuilles en forme de cœur, et pleure en silence. Les carpes essaient de le réconforter, mais leurs paroles amicales restent sans effet.
– Bougez-pas, je reviens tout de suite !
– Il est idiot ou quoi ? Comment on pourrait bouger ? Bon, tu veux quoi pour l’apéro ?
Roger, outré, jette un regard glacial à son ami.
– Comment peux-tu encore penser à te remplir le ventre alors que l’enfant pleure et qu’Alfred, notre seul espoir, a foutu le camp ?
– Chuis comme ça, moi, quand je suis triste, il faut que je mange…
Roger s’apprête à répondre vertement quand deux petits pieds accompagnés de piaillements de joie passent au-dessus du bassin. Les deux carpes, stupéfaites, sortent la tête de l’eau pour découvrir le gamin, équipé de grandes feuilles en forme de cœur, virevolter dans l’air limpide avec le papillon bleu.

Le petit prince a réalisé son rêve.

Roger et Stanislas

Roger et Stanislas