Spectacle vivant
« Je suis fatiguée… Courir comme ça d’un festival de rue à un show dans un cirque, non seulement ça ne rapporte pas grand-chose, mais je n’ai ni le temps ni l’énergie nécessaires pour me préparer, me concentrer, refaire mon maquillage… De quoi j’ai l’air, là, en tenue à paillettes sous mon manteau, dans ce bus de banlieue au milieu des mamies et des gosses qui vont au foot ? Si je venais de tomber de la lune sur ce siège crasseux, ils me regarderaient pareil. Je hais ce mélange de peur et de moquerie dans les yeux du jeune en tenue de sport, là-bas… Bon, la petite fille aux couettes a l’air impressionnée, c’est toujours ça de pris. Et on est où, là ? Je dois descendre au prochain arrêt… J’ai tout ? sac, cerceaux, vanity… C’est bon, j’y vais. »
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« Pour une fois que j’ai un semblant de loge, je ne vais pas me faire prier pour en profiter. Ohhh…. Quel bonheur d’enlever ses chaussures… Comment ça se passe, sur les branches ? trois … dix… Les papillons sont bien là, les oiseaux ont l’air un peu barbouillés par le bus, je vais me mettre dehors quelques minutes. Et je devrais prendre de l’eau aussi, les fleurs en ont bien besoin. Combien de temps avant mon entrée en scène ? une demi-heure ? C’est bon, je vais pouvoir rafraîchir tout ça… »
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« Mais pourquoi j’ai accepté de venir ? Chloée a l’air de s’ennuyer au moins autant que moi. Une gamine de douze ans, ça aime le cirque ? j’en sais rien, moi. Quelle idée débile. J’aurais dû prétexter un boulot, un rendez-vous… tout plutôt que de baby-sitter une ado boutonneuse… C’est quoi, le programme ? Hula hoop ? Non mais ça existe encore ? Bon, au moins la musique est cool, j’aime bien ces vieux rock des années 50… Ah… voilà la hula hoopeuse… Jolie fille… elle assure en plus, avec ses cerceaux. J’ai bien fait de venir. Elle a une drôle de tenue, qui a l’air peinte sur son corps, qu’est-ce que ça représente? on dirait des oiseaux, des fleurs… »
Nimbée d’une lumière dorée, le corps de Joséphine ondule et déploie les cerceaux pailletés avec grâce et maestria. Dans les gradins, le silence est entrecoupé de cris de surprises et d’applaudissements. Les spectateurs, ravis, découvrent le numéro acrobatique de la jeune femme, qui manipule les cerceaux en souriant. Elle sait qu’ils n’ont encore rien vu, mais elle va prolonger un peu ce moment avant de leur montrer ce dont elle est capable. Elle exécute quelques figures, de plus en plus complexes, se contorsionne en continuant de faire tourner les cerceaux, et quand elle sent que son auditoire est captif, elle laisse sa forêt prendre le relais.
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« Mais… qu’est-ce que c’est ? On dirait… des oiseaux autour de la fille… et des papillons… c’est comme… non c’est impossible, elle est en train de se transformer en arbre… »
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Sous les yeux ébahis du public fasciné, les branches tatouées sur le corps de Joséphine prennent vie et se déploient, accompagnées de fleurs et de papillons. En l’espace de quelques minutes, sans cesser de faire tourner ses hula hoops, l’artiste a créé un morceau de nature exubérant et coloré. La musique baisse progressivement pour laisser place au chant des oiseaux qui volètent sur la scène.
La chorégraphie s’achève en apothéose enchanteresse et dans le silence revenu, Joséphine salue. Elle a tout d’un arbre. De souples lianes brunes ont remplacé ses bras et ses jambes, dans son visage qui émerge de fleurs roses et blanches, ses yeux chatoient. De délicats papillons posés sur ses cheveux agitent leurs ailes mordorées. Isolée par un cône de lumière , cernée de brume, elle resplendit en un jardin merveilleux.
Le silence semble ne jamais devoir cesser. Elle aime ce moment suspendu, ces quelques secondes de sidération avant que gens réagissent. Un tonnerre d’applaudissements éclate alors qu’elle redresse élégamment la tête et sourit. Elle s’abreuve de la joie du public autant qu’elle le peut avant de regagner sa loge sous les ovations.
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Aurélien n’a jamais cessé de suivre Joséphine depuis qu’il l’a admirée sur scène cet après-midi gris, sous un chapiteau un peu décrépi de lointaine banlieue. Sans oser lui parler ni même l’approcher, il a assisté à tous les spectacles de celle qui se fait nommer « la Gaïa du 21ème siècle». Il passe ses week-ends dans le train, sillonnant l’Europe sur les traces des fleurs et des papillons qui l’enchantent chaque fois comme la première. Depuis bientôt deux ans, il a réorganisé sa vie pour pouvoir se mêler à la foule des amateurs de cirque. Il est donc le mieux placé pour percevoir les changements, même ténus, qui se sont opérés sur l’artiste.
Les tatouages qui recouvrent le corps de Joséphine, joyeux et poétiques dans le souvenir du jeune homme, semblent s’être ternis, les fleurs sont moins épanouies, les papillons moins colorés, les oiseaux pépient moins fort et leurs vols sont erratiques. Joséphine elle-même a l’air de se faner. Elle est toujours aussi belle, mais donne l’impression de se forcer à sourire, d’avoir des gestes moins fluides. Aurélien, le nez collé sur l’affiche qui annonce la performance du soir, détaille la flore qui recouvre les jambes, le torse et le cou de la jeune femme. Il n’a jamais compris quelle illusion permet aux dessins de s’animer. Il a eu beau se placer, depuis des mois, juste devant la scène, le mystère de la transformation de l’artiste en un arbre luxuriant reste entier. Mais ce n’est pas ce qui le préoccupe alors qu’il observe la photo en pied, assortie de deux médaillons qui représentent une hirondelle et un bouquet de dahlias. Aurélien les compare aux nombreux clichés qu’il a pris de Joséphine depuis deux ans. C’est une évidence inexplicable : les dessins ont évolué. Le jeune homme s’inquiète. Il aimerait trouver en lui le courage d’aborder la contorsionniste.
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«Ah… mon admirateur secret est déjà là… je me demande quand il va se décider à me parler… s’il n’était pas si timide, on pourrait prendre un verre… Et peut-être…Après tout, je n’ai rien à perdre… »
En trois pas décidés, Joséphine a traversé la rue et s’est postée à côté d’Aurélien. Immobile, absorbé par la contemplation de l’affiche, il n’a pas remarqué cette présence si proche que leurs épaules se frôlent. La lumière crue du néon surplombant la vitrine soude les deux êtres en un hybride pourvu de deux têtes et de quatre jambes. Joséphine perçoit l’énergie qui émane du corps d’Aurélien. Si elle se décale de quelques centimètre sur sa gauche, de leur fusion naitra un arbre, elle le sent. Submergée par cette certitude nouvelle pour elle, elle ferme les yeux et glisse de côté. Un de ses oiseaux se détache avec douceur et se pose sur l’épaule du jeune homme. Un papillon le suit, s’accrochant à une boucle de cheveux bruns. Une branche timide se déroule en silence depuis le dos de Joséphine et vient s’arrimer au coude d’Aurélien qui n’a pas bougé.
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Et moi, depuis l’autre côté de la rue, j’assiste à la lente transformation du couple. Elle semble puiser dans sa force à lui pour créer un nouveau morceau de forêt. J’hésite à intervenir, mais qui suis-je pour me le permettre? Cet admirateur est certainement ce qui arrive de mieux à Joséphine depuis deux ans. J’ai eu beau refaire ses tatouages, les colorer avec les meilleurs pigments, reproduire ses fleurs avec une précision botanique, je n’arrivais pas à la sauver. Joséphine soutient que la dégradation de son corps est le reflet de ce qui se passe à l’échelle planétaire, que pour elle, tout est perdu, qu’elle n’a plus que quelques shows avant de s’éteindre, anticipant la dégradation générale des forêts. Entendre cette résignation tranquille m’est devenu insupportable. Elle ne le soupçonne sans doute pas, mais je l’aime et je ferai tout pour ne pas la perdre. Devant moi, Aurélien a pris l’apparence d’un arbre robuste, sur lequel court un écureuil. Il a tourné son visage vers Joséphine et l’ombre de leurs profils parfaits me fait l’effet d’une gifle.
L’idée me traverse que pour apporter mon aide à la sauvegarde de la planète, il ne me reste qu’à encrer cet homme.
Publié le 21 novembre 2021, dans histoire courte, et tagué arbre, hula hoop, magie, nature, oiseaux, papillons, suréalisme, tatouage. Bookmarquez ce permalien. 1 Commentaire.
C’est bien joli ! …….et triste à la fois….