Spectacle vivant
« Je suis fatiguée… Courir comme ça d’un festival de rue à un show dans un cirque, non seulement ça ne rapporte pas grand-chose, mais je n’ai ni le temps ni l’énergie nécessaires pour me préparer, me concentrer, refaire mon maquillage… De quoi j’ai l’air, là, en tenue à paillettes sous mon manteau, dans ce bus de banlieue au milieu des mamies et des gosses qui vont au foot ? Si je venais de tomber de la lune sur ce siège crasseux, ils me regarderaient pareil. Je hais ce mélange de peur et de moquerie dans les yeux du jeune en tenue de sport, là-bas… Bon, la petite fille aux couettes a l’air impressionnée, c’est toujours ça de pris. Et on est où, là ? Je dois descendre au prochain arrêt… J’ai tout ? sac, cerceaux, vanity… C’est bon, j’y vais. »
*
« Pour une fois que j’ai un semblant de loge, je ne vais pas me faire prier pour en profiter. Ohhh…. Quel bonheur d’enlever ses chaussures… Comment ça se passe, sur les branches ? trois … dix… Les papillons sont bien là, les oiseaux ont l’air un peu barbouillés par le bus, je vais me mettre dehors quelques minutes. Et je devrais prendre de l’eau aussi, les fleurs en ont bien besoin. Combien de temps avant mon entrée en scène ? une demi-heure ? C’est bon, je vais pouvoir rafraîchir tout ça… »
*
« Mais pourquoi j’ai accepté de venir ? Chloée a l’air de s’ennuyer au moins autant que moi. Une gamine de douze ans, ça aime le cirque ? j’en sais rien, moi. Quelle idée débile. J’aurais dû prétexter un boulot, un rendez-vous… tout plutôt que de baby-sitter une ado boutonneuse… C’est quoi, le programme ? Hula hoop ? Non mais ça existe encore ? Bon, au moins la musique est cool, j’aime bien ces vieux rock des années 50… Ah… voilà la hula hoopeuse… Jolie fille… elle assure en plus, avec ses cerceaux. J’ai bien fait de venir. Elle a une drôle de tenue, qui a l’air peinte sur son corps, qu’est-ce que ça représente? on dirait des oiseaux, des fleurs… »
Nimbée d’une lumière dorée, le corps de Joséphine ondule et déploie les cerceaux pailletés avec grâce et maestria. Dans les gradins, le silence est entrecoupé de cris de surprises et d’applaudissements. Les spectateurs, ravis, découvrent le numéro acrobatique de la jeune femme, qui manipule les cerceaux en souriant. Elle sait qu’ils n’ont encore rien vu, mais elle va prolonger un peu ce moment avant de leur montrer ce dont elle est capable. Elle exécute quelques figures, de plus en plus complexes, se contorsionne en continuant de faire tourner les cerceaux, et quand elle sent que son auditoire est captif, elle laisse sa forêt prendre le relais.
*
« Mais… qu’est-ce que c’est ? On dirait… des oiseaux autour de la fille… et des papillons… c’est comme… non c’est impossible, elle est en train de se transformer en arbre… »
*
Sous les yeux ébahis du public fasciné, les branches tatouées sur le corps de Joséphine prennent vie et se déploient, accompagnées de fleurs et de papillons. En l’espace de quelques minutes, sans cesser de faire tourner ses hula hoops, l’artiste a créé un morceau de nature exubérant et coloré. La musique baisse progressivement pour laisser place au chant des oiseaux qui volètent sur la scène.
La chorégraphie s’achève en apothéose enchanteresse et dans le silence revenu, Joséphine salue. Elle a tout d’un arbre. De souples lianes brunes ont remplacé ses bras et ses jambes, dans son visage qui émerge de fleurs roses et blanches, ses yeux chatoient. De délicats papillons posés sur ses cheveux agitent leurs ailes mordorées. Isolée par un cône de lumière , cernée de brume, elle resplendit en un jardin merveilleux.
Le silence semble ne jamais devoir cesser. Elle aime ce moment suspendu, ces quelques secondes de sidération avant que gens réagissent. Un tonnerre d’applaudissements éclate alors qu’elle redresse élégamment la tête et sourit. Elle s’abreuve de la joie du public autant qu’elle le peut avant de regagner sa loge sous les ovations.
*
Aurélien n’a jamais cessé de suivre Joséphine depuis qu’il l’a admirée sur scène cet après-midi gris, sous un chapiteau un peu décrépi de lointaine banlieue. Sans oser lui parler ni même l’approcher, il a assisté à tous les spectacles de celle qui se fait nommer « la Gaïa du 21ème siècle». Il passe ses week-ends dans le train, sillonnant l’Europe sur les traces des fleurs et des papillons qui l’enchantent chaque fois comme la première. Depuis bientôt deux ans, il a réorganisé sa vie pour pouvoir se mêler à la foule des amateurs de cirque. Il est donc le mieux placé pour percevoir les changements, même ténus, qui se sont opérés sur l’artiste.
Les tatouages qui recouvrent le corps de Joséphine, joyeux et poétiques dans le souvenir du jeune homme, semblent s’être ternis, les fleurs sont moins épanouies, les papillons moins colorés, les oiseaux pépient moins fort et leurs vols sont erratiques. Joséphine elle-même a l’air de se faner. Elle est toujours aussi belle, mais donne l’impression de se forcer à sourire, d’avoir des gestes moins fluides. Aurélien, le nez collé sur l’affiche qui annonce la performance du soir, détaille la flore qui recouvre les jambes, le torse et le cou de la jeune femme. Il n’a jamais compris quelle illusion permet aux dessins de s’animer. Il a eu beau se placer, depuis des mois, juste devant la scène, le mystère de la transformation de l’artiste en un arbre luxuriant reste entier. Mais ce n’est pas ce qui le préoccupe alors qu’il observe la photo en pied, assortie de deux médaillons qui représentent une hirondelle et un bouquet de dahlias. Aurélien les compare aux nombreux clichés qu’il a pris de Joséphine depuis deux ans. C’est une évidence inexplicable : les dessins ont évolué. Le jeune homme s’inquiète. Il aimerait trouver en lui le courage d’aborder la contorsionniste.
*
«Ah… mon admirateur secret est déjà là… je me demande quand il va se décider à me parler… s’il n’était pas si timide, on pourrait prendre un verre… Et peut-être…Après tout, je n’ai rien à perdre… »
En trois pas décidés, Joséphine a traversé la rue et s’est postée à côté d’Aurélien. Immobile, absorbé par la contemplation de l’affiche, il n’a pas remarqué cette présence si proche que leurs épaules se frôlent. La lumière crue du néon surplombant la vitrine soude les deux êtres en un hybride pourvu de deux têtes et de quatre jambes. Joséphine perçoit l’énergie qui émane du corps d’Aurélien. Si elle se décale de quelques centimètre sur sa gauche, de leur fusion naitra un arbre, elle le sent. Submergée par cette certitude nouvelle pour elle, elle ferme les yeux et glisse de côté. Un de ses oiseaux se détache avec douceur et se pose sur l’épaule du jeune homme. Un papillon le suit, s’accrochant à une boucle de cheveux bruns. Une branche timide se déroule en silence depuis le dos de Joséphine et vient s’arrimer au coude d’Aurélien qui n’a pas bougé.
*
Et moi, depuis l’autre côté de la rue, j’assiste à la lente transformation du couple. Elle semble puiser dans sa force à lui pour créer un nouveau morceau de forêt. J’hésite à intervenir, mais qui suis-je pour me le permettre? Cet admirateur est certainement ce qui arrive de mieux à Joséphine depuis deux ans. J’ai eu beau refaire ses tatouages, les colorer avec les meilleurs pigments, reproduire ses fleurs avec une précision botanique, je n’arrivais pas à la sauver. Joséphine soutient que la dégradation de son corps est le reflet de ce qui se passe à l’échelle planétaire, que pour elle, tout est perdu, qu’elle n’a plus que quelques shows avant de s’éteindre, anticipant la dégradation générale des forêts. Entendre cette résignation tranquille m’est devenu insupportable. Elle ne le soupçonne sans doute pas, mais je l’aime et je ferai tout pour ne pas la perdre. Devant moi, Aurélien a pris l’apparence d’un arbre robuste, sur lequel court un écureuil. Il a tourné son visage vers Joséphine et l’ombre de leurs profils parfaits me fait l’effet d’une gifle.
L’idée me traverse que pour apporter mon aide à la sauvegarde de la planète, il ne me reste qu’à encrer cet homme.
L’été où j’ai shapé mon body
Click !
Voilà. C’est parti. Un petit click pour ce soir là, un grand click pour les semaines à venir.
Honnêteté oblige, j’avoue qu’au cours de ces mois passés à m’entraîner dans le salon, coincée entre la table basse, les pieds de mon bureau et les piles de DVD-à-voir-absolument, parfois la vision du coach sportif apparaissant tout sourire dans mon ordi faisait se serrer mon mental et suer mon front avant même le début de la séance. Il m’est arrivé d’avoir envie de vomir à force de m’arracher sur le paréo qui m’a servi de tapis au début et j’ai eu l’impression d’être une courbature géante pendant plusieurs semaines consécutives.
Ne pas réfléchir, rien que pour s’inscrire 😉
6 semaines de workouts, hiit, fat burning à venir, tout en ligne. (lecteur chéri mon pudding, si tu ne sais pas ce que ces barbarismes recouvrent, ce n’est pas grave. Mais dis-toi que tu en as sans doute besoin). Quant à moi, Motivée je suis.
Tu me diras « mais… pourquoi? » et je répondrai « Mais… tout ce temps coincée à la maison a fait de mon corps un truc flasque et sans grâce, à l’instar du tien, ma caille (molle) »
Et donc, click.
Premier constat, le niveau des séances n’a cessé d’évoluer depuis le premier confinement (c’est bizarre comme le terme « confinement » est devenu un nouveau jalon temporel ; il y a de toute évidence un « avant le 1er », « pendant le second », « entre le 2 et le 3 », …). Au début, j’ai eu l’impression désagréable que si le niveau avait évolué, moi pas. Mais c’est venu, mon body a fini par répondre présent. Il renâclé, c’est vrai, mais j’ai fait comme on m’y engage: j’ai posé mon cerveau de côté et je l’ai regardé en rigolant (jaune).
Ce début d’été, j’ai découvert des mots. Par exemple « pyramide » n’évoque plus de belles découvertes au fil de la vallée du Nil, mais la sueur piquante qui dévore mes pupilles et la sensation (pénible) d’avoir des jambons à la place des cuisses.
Avant, « Tabatha » c’était la petite fille dans « ma sorcière bien aimée » et la magie d’une blonde qui bouge son nez. Aujourd’hui, « Tabata » c’est… mon cerveau, toujours posé au sol, n’a pas réfléchi aux mots justes pour « Tabata », mais rien de magique, c’est sûr…
Je me suis couchée épuisée et réveillée en pleine nuit avec la sensation de découvrir de nouveaux muscles que mon corps (ce traitre) avait dissimulés jusque-là… J’ai eu (souvent) l’impression que les coachs ont des muscles supplémentaires, qui leur permettent de faire des mouvements que mon corps refuse de faire, comme par exemple, les pompes sautées.
J’ai cru que chacun de mes membres menait une vie indépendante et que la synchronisation de cet ensemble qui proteste n’allait jamais se faire.
Mais comme on n’est pas là pour être ici, j’ai fait comme si j’étais ici sans penser à là. Il m’aura fallu au moins 4 séances pour faire ce foutu « breakdancer » et jamais je n’ai réussi ce truc inversé ou on se retrouve à 4 pattes mais dos au sol. Sol que j’ai embrassé, sans aucune grâce, à plusieurs reprises, surtout après les cardios intenses.
Oui, j’ai poussé de ridicules petits cris en essayant de suivre le rythme des exercices. Oui, mes fenêtres ouvertes ont laissé passer jurons et soupirs de désespoir. Mais aussi des « Yesss ! » victorieux et des « yeahhh » dépourvus de modestie. J’ai pesté au point que les voisins se sont inquiétés de mon état mental sur les *&#% fentes bulgares. Mais (climax de ces dernières séances) je ne souffre plus en faisant les squats genoux !
Petit florilège de mes pensées secrètes en situation :
« Non, je ne me fais pas du bien, je suis en train de crever seule sur mon tapis imbibé de sueur »
« Noooooon ! pas les fentes bulgares ! je vous déteste ! »
« Je vais crever et personne ne s’en rendra compte avant 3 jours, on me trouvera collée à mon tapis, le visage tordu de douleur et la sueur aura définitivement ruiné mon brushing »
« ça ne sert à rien de se coiffer, chaque séance détruit tout mon travail pour avoir figure humaine, c’est décidé, je reste hirsute jusqu’à fin Juillet…. »
« Ah, j’ai bien mérité ma soirée pizza… » suivi de « Noooon… pas de soirée pizza avant fin Juillet… » et d’un cri de désespoir.
Et, pour finir, j’ai simulé une montée d’échelle comme si ma vie en dépendait, en imaginant les flammes de l’enfer léchant la semelle a demi fondue de mes chaussures de sport (je promets, ça marche).
Oui, lecteur-chéri-mon-flan, je l’ai fait. En entier. Tu as le droit de m’envoyer des messages de félicitation et d’admiration.
Maintenant, le challenge bis, c’est d’entretenir ce corps de rêve que, vu la météo, j’ai sculpté pour le garder caché dans un sweat-shirt informe. Sumer-boy, summer-body… Body peut-être, summer pas trop….
Allez…. Bonne rentrée à toi qui me lit et surtout… ne lâche pas l’affaire, toi aussi tu peux faire des pompes et des abdos !
Parce que, moi aussi, j’ai envie de rendre l’appareil…
Lecteur-chéri-mon-dimanche-de-pluie-les-pieds-dans-la-boue, tu l’auras compris, ce post est destiné à être lu par tes petits yeux fatigués des excès de la veille et pas entendu par tes oreilles dans lesquelles résonne encore le son disco de ta jeunesse à jamais perdue (oui, j’aurais pu écrire « raisonne », mais honnêtement je n’ai pas trouvé les bons mots à mettre autour pour que ça rende intelligent, intelligible, untel et scope).
Je ne trahirai pas mes sources, mais il m’est arrivé récemment de lire, dans un de ces post débordant de la bien-pensance qui inonde le web dans le but avoué de niveler par le bas ce que je peine aujourd’hui à qualifier « d’intelligence collective » (tant l’association de ces deux mots me semble relever de l’oxymore) une histoire dans laquelle il était question de faire le bien, parce qu’on se verrait « rendre l’appareil ».
Je n’ai pas fini d’en rire.
Voilà comment je le comprends, donc: tu aides une vieille dame à porter ses courses, elle te sourit et te remercie en te rendant son appareil (dentaire). Ou alors, tu aides un aveugle à traverser la rue, après quoi il te serre fort dans ses brase et te rends ton appareil (téléphonique qu’il t’avait subtilisé pendant la traversée). Tant que ton médecin n’oublie pas de te rendre ton appareil (digestif) après un examen au cours duquel vous avez bien ri, tout va bien. O tempora, O mores, comme disait Jules dans une BD célèbre, mais WTF.
Une réflexion en entraînant une autre, je me suis prise à admirer les culs de bus. Je trouve que c’est une scène occupation, quand on pédale dans la capitale. Cette semaine, je pédalais dans un A (on ne choisit par toujours sa capitale) quand l’évidence m’a sauté aux œufs: l’humanité doit être parvenue à la croisée des chemins formée par les mauvais angles. Tous ces angles morts et non enterrés qui hantent nos véhicules dans le but de se venger d’être ainsi condamnés à errer dans les limbes du code (de la croûte).
Si quelqu’un est encore en train de lire à ce niveau du texte, chat-Pogba.
Mais oui! bon cent mes ces biens sûrs. Outre le fait que les concepts tordus le sont à force d’absorption d’angles décédés, que dire de ces angles partis auxquels les hommages n’ont pas été vomis? Ca se trouve, il faut un rituel spécifique, pour laisser partir dignement un angle mort. Un champ triballe (c’est une surface agricole décorée de 3 balles de king kong) sur lequel on pratique la politique de la crème brulée.
Et dès que le monde aura trouvé comment en finir avec les angles disparus, il filera droit. CQFD (Celui Qui Filera Droit).
Encore que, pour filer droit, il est nécessaire au préalable d’avoir tondu les mous thons pour faire de l’haleine. Lait caille de mou thon n’étant pas très pratique à manipuler, on n’est pas sortis de l’eau berge (trop lointaine).
Bref. Tu vois ce que je veux dire. (Oui, les mots se voient, ça s’appelle la Synesthésie, je te rappelle que ce blog est un haut lieu de culture).
Allez, bon pull de calmar.
Toi qui est parvenu tant bien que mal à cette ultime phrase, pour te remercier – en donc te rendre ton appareil à raclette -, je veux bien t’expliquer: le calmar est un céphalopodes à dix bras, ce qui fait que ses pulls ont dix manches.
La guerre du feu
Un froissement d’ailes, l’éclat de paillettes bleues.
– Dégage, Ivresse, il est encore tôt…
Le gros ange prend un air offensé et fronce le nez.
– Quel accueil… depuis le temps, je pensais que tu serais contente de me voir…
– T’as raison, excuse-moi… Tu es tout seul ?
– Oubli[1] va arriver, il avait un rêve à terminer. Quoi de neuf ?
– J’en ai marre d’avoir froid.
– Tu peux préciser ?
– Figure-toi qu’en février dernier, j’ai décidé de changer mes radiateurs.
– Il était temps, ça faisait quoi… deux ans ?
– Trois… on ne fait pas toujours ce qu’on veut… mais cet hiver, coincée à la maison, j’ai vécu l’extinction définitive de la dernière source de chauffage fiable de cet appartement.
– Tu veux dire, à part le four?
– C’est ça. Au passage, on ne peut pas se chauffer avec un four, ni avec un fer à repasser d’ailleurs… et je n’avais pas le temps d’apprendre à frotter des silex ou des bouts de bois.
– Ah. J’ai toujours du mal à vous comprendre, vous autres humains. Pour nous, la source de chaleur unique ce sont les flammes de l’enfer et je te jure qu’on évite d’y aller. Mais continue.
– Donc, en février, je profite d’un creux entre deux réunions en visio pour chercher des radiateurs. Tu connais mon goût immodéré pour tout ce qui est technique… C’est un autre monde, le bricolage, et ce monde me rejette. Je le fais bref : j’ai dû prendre une journée de congés pour me rendre au magasin en dehors de la cohue du week-end. Et là… tu visualises la boîte de Pandore ?
– Un peu, je te rappelle qu’on y passe souvent, depuis quelque temps…
– Ah oui, pardon… bon, ente autres maux, elle contient aussi « boîte vocale qui raccroche », « horaires à la con », « incohérence » et « incompétence »
– Si ce n’était que ça, mais on en parlera à un autre moment, là je sens que tu as besoin de t’exprimer.
– Tu m’étonnes ! Après plus d’un an à parler via mon ordinateur, ta présence est une fête !
– C’est pour ça que j’ai gardé mes paillettes…
– Merci, tu mets…
– … C’est bon, laisse tomber Kevin…
– Et donc, dans ma quête de chauffage, une fois ouverte la boîte des maux, le parcours du combattant a commencé. Etonnement le choix du matériel a été rapide. Mais dès qu’il a été question de faire intervenir un facteur humain, ça s’est corsé.
Ivresse s’est posé dans le canapé et a étalé autour de ses cuisses replètes le tulle de sa tenue de gala. Avec son maquillage coulant, ses cheveux bouclés plaqués sur son front et ses ailes abîmées, il m’a donné l’impression d’avoir plus besoin de dormir que d’écouter l’histoire de ma guerre du feu
– Ça va vieux ? On peut discuter plus tard, si tu veux te reposer ?
D’un geste empreint d’une noblesse décalée, il a décliné mon offre et je me suis sentie autorisée à continuer à me plaindre.
– J’ai découvert les beautés du process débridé sans aucun garde-fou : dans le magasin, ils en ont pondu un qui impose à un type débordé de boulot de passer chez toi pour valider que le type tout aussi débordé de boulot du magasin t’as bien conseillé. Ce qui fait la particularité de ce type, appelons-le T2, c’est qu’il n’a pas 10mn à consacrer à la visite avant au moins 3 semaines.
– Donc 3 semaines après, T2 vient confirmer que T1 avait vu juste ?
– C’est ça. On est en mars, il fait 18° et les sous mis de côté pour les radiateurs ont été convertis depuis longtemps…
– Je vois, Oubli est passé par là…
– Maintenant que tu m’y fais penser…
Un éclair rouge et le frou-frou de plumes veloutées, synchronisés à la perfection avec mon récit, interrompent la réflexion qui prenait forme.
– Si on ne peut plus rigoler un peu, qu’est-ce qu’on devient ?
– Oubli !
– Lui-même pour vous servir… je me disais d’ailleurs à propose de servir…
– Non, laisse tomber, va plutôt t’assoir avec Ivresse et écoute la fin de cette palpitante histoire
– Avec plaisir…
J’ai face à moi les deux anges, rondouillards et rigolards malgré leurs traits tirés et l’état de fatigue de leurs tenues. Leurs gloussements et les trémoussements qui les agitent me font réaliser à quel point ils m’avaient manqué. Les pauvres vieux n’ont pas dû s’amuser des masses, avec ce confinement interminable…
– Vous restez, après, les amis ? C’est un long week-end et les bars sont encore fermés…
– A vos ordres, princesse.
– On en était à T2…
– T2 valide T1 en 6 minutes chrono. Au passage, ces 6 minutes ont demandé 3 semaines d’attente et pas loin de 150 appels, dont 149 vers une infâme boîte vocale, et 15 mails, dont 13 tombés en spams, pour organiser sa venue… Donc T2 confirme qu’il peut m’envoyer T3 pour réaliser le travail. Mais avant ça, il faut que je reprenne une demi-journée pour aller payer au magasin et prendre rendez-vous avec T3.
– Et ?
– Aller au magasin et payer, c‘est facile. En revanche, pour la prise de rendez-vous… T4, la personne qui gère les rendez-vous n’est disponible qu’à mi-temps… et il est tout seul à répondre au téléphone. 47 appels pour l’avoir, la première fois. Il m’a fallu 2 semaines pour obtenir le rendez-vous… J’ai compté une moyenne de 35 appels par jour, dont 33 à la boîte vocale du magasin. J’ai découvert qu’on peut très bien insulter dans le vide un téléphone sans se lasser. On arrive même à inventer de nouveaux petits noms très fleuris, vous voulez des exemples ?
– C’est bon, on voit… T3 a fini par venir ?
– T3 est venu. Mais avant, il a fallu réceptionner les radiateurs, qui bien sûr ont été expédiés à la mauvaise adresse.
– Ca t’apprendra a avoir une adresse professionnelle. Donc T3 ?
– Il n’a fait que la moitié du boulot. Après avoir joué à faire péter le compteur électrique pendant 30 mn, il a décrété que l’un des radiateurs était naze, qu’il fallait qu’il revienne pour trouer le mur et réhabiliter mon installation électrique avant de pouvoir continuer.
– Sympa.
– Pour être honnête, l’idée m’a traversée de l’envoyer voir s’il était capable de voler du 8è étage, mais j’avais besoin de lui pour la suite…. Je veux dire, pour le nouveau rendez-vous… celui avec le bon matériel.
– Toujours 35 appels quotidiens de moyenne ?
– 32. Les nerfs vrillés, la larme nerveuse au coin de l’œil au son de la musique d’accueil et les doigts broyant mon téléphone, dont l’écran duquel n’a plus depuis tout son intégrité d’écran. Ah, et un changement de radiateur au passage. A la bonne adresse ce coup-ci. Après quoi, c’est T5 qui s’est pointé, encore deux semaines plus tard, pour finir.
– Tu devais être contente de le voir arriver. Et pourquoi T5 ?
– Contrairement à T3, T5 n’avait pas trop envie de percer les murs de ses clients. Ça encourage à la confiance. Ma joie a été de courte durée. Il a tout de suite vu que le problème venait des disjoncteurs. Heureusement, il a fait les tests avant de défoncer mon mur…
– Ah ? mais à quoi a servi la visite de T2 ?
– A ce stade, je ne me suis pas posé la question, je voulais EN FINIR. Le seul avantage, c’est qu’au passage j’avais glané les coordonnées de T2 et que T4 ne me servait donc plus à rien. Je gagnais au moins 150 appels à la boîte vocale.
– Mais aujourd’hui, on est en mai, c’est réglé, non ?
– On en mai, il gèle et non, ce n’est pas réglé, j’attends T5 la semaine prochaine.
– Et tu te sens comment ?
– Tu vois Gengis Khan ?
– « un conquérant impitoyable et sanguinaire », oui je vois…
– C’est mon état d’esprit, mais en pire.
Je vais dissoudre T3 dans le poison de ma colère,
Quant à T2 et T4, je prévois de les faire cuire
de façon à calmer la faim de mon ire.
En espérant que ce sera ma folie dernière,
Dans la conclusion de cette galère
– Tu parles en vers ? C’est nouveau ?
Ivresse a l’œil qui frise à l’idée que ma sobriété n’était qu’une couverture.
– Ca me semblait approprié. On fait l’apéro ?
T5 est venu et a finalisé l’intervention. Il aura fallu plus de trois mois pour un service vendu « en 2 semaines », 257 appels téléphoniques, 35 mails, 2 demi-journées de congé et des kilos de bonbons haribo en tous genre pour contenir l’énervement…
[1] Pour mémoire, Ivresse et Oubli sont deux anges déchus, victimes collatérales du désengagement religieux des humains. Au paradis et en enfer, les anges ont commencé à mourir d’oubli. Plus assez nombreux pour faire leur job, ceux qui restent subissent un accord passé entre Dieu et le Diable qui leur ont imposé de faire les 2X12 : 12h ange, 12h démon.
Avec la fatigue, Ivresse(en tutu bleu à paillettes) et Oubli (le même en rouge) ont virés schizophrènes. Ne sachant plus aider correctement les gens, ils ne peuvent que les pousser à s’abandonner à leurs vices. Mais ils le font avec tendresse. Ils passent me rendre visite de temps à autres.
On peut les retrouver par là.
Réduction 3/3
Le début est à lire ici
La seconde partie est là
Septembre 2025
Plus rien à manger. J’ai essayé de convaincre le responsable du magasin de me réaffecter Kevin, mais on m’a répondu que Kevin avait fini par se faire contaminer. Il a été radié, c’est la loi. On me propose de m’affecter Rosana, qui a une peine à purger pour avoir manqué à son devoir civique, mais il me faut signer une décharge à sa première livraison, en cas de problème.
Je redoute d’avoir un nouveau contact humain : ce serait le premier depuis bientôt deux ans. Je n’ai plus de vêtements à sacrifier à une descente dans le hall, il me faudrait y aller nue et je ne sais même plus à quoi je ressemble. Mes cheveux doivent être dans un état lamentable et ma peau blafarde doit faire pitié. Je me refuse à inspirer la pitié. Impossible d’avoir une interaction sociale.
Juste pour voir, j’ai essayé de me souvenir du dernier voyage à l’étranger que j’ai fait : je suis arrivée à retrouver le pays, mais n’ai eu en tête aucune image, aucun son. Ça ma tranquillisée.
Avril 2026
A l’affichage sur mon téléphone, en grossissant bien, je distingue un périmètre délimité par un rayon de 1km autour de chez moi. Je trouve étrange ce rétrécissement ; mais c’est tout aussi bien : dans cette zone, je connais chaque rue, chaque chemin. Ça me sécurise. Tout ce qui est au-delà m’inspire de la défiance. Je préfère ignorer ce qui me fait peur. Ne pas voir ce qu’on ignore s’avère rassurant.
Quelques plantes comestibles repoussent sur mon balcon, avec les fibres des vêtements qu’il me reste, je m’en sors plutôt bien pour me nourrir.
Il semblerait qu’un corps ait été retrouvé dans le local à balais. Grand émois dans l’immeuble. J’ai réalisé que je n’entendais plus de signe de vie depuis plusieurs mois. Il me resterait donc des voisins. Quelqu’un est même venu frapper chez moi pour m’interroger. Bien sûr, j’ai refusé d’ouvrir. Personne ne peut m’y contraindre. J’ai poussé des cris jusqu’à ce que l’importun batte en retrait. De toute façon, je suis sûre que c’est le corps de l’homme de ménage ; il m’aura causé du souci jusqu’au-delà de sa mort
Novembre 2026
C’est fou : les mots commencent à me manquer. Je voulais raconter ici un évènement qui s’est produit au début de la semaine, mais j’ai été incapable de retrouver le nom de la chose qui est venue jusqu’à moi. Il m’a fallut du temps pour que mon téléphone me délivre l’information : un oiseau.
Un oiseau a émergé du brouillard pour se poser sur mon balcon. Un bleu vif, qui émettait un bruit strident (j’aime cette phrase, j’ai passé du temps à chercher les mots sur mon téléphone, « strident » me plaît beaucoup. Et « bleu » aussi). Au début, par réflexe, j’ai essayé de l’attraper pour le manger. Puis j’ai réalisé que sans doute il était porteur de toutes les maladies du monde, au moins autant que l’homme de ménage ou les livreurs. Il fallait s’en débarrasser. En plus, il m’empêchait de me concentrer sur l’horizon (j’ai pris l’habitude de scruter, chaque heure pile, le brouillard environnant. Tant que je ne distingue rien, je me sens rassurée), je l’ai chassé à coups de balai.
Un oiseau n’a plus rien à faire dans ce monde.
Des plantes rabougries poussent sur mon balcon, entre les carreaux du sol de la terrasse. Je les ai mangées.
Mai 2027
Plus de mots dans mon téléphone.
Plus d’images.
Plus de sons.
Ne reste que le brouillard et la peur.
Ahahahahaha!
Moi.
2028
Moi
Je
Vide
Essayer. Ecrit.
Décembre 2028
Aprè le balcon, je voi plu rien
Pa de mur ici
Vois plu piés
L’espass me fé peur.
Fain.
Je sui ki.
Février 2029
Avril 2030 – Après –
A la fin des années 20, après la pandémie, les secours ont retrouvé de nombreuses personnes qui, s’étant isolées par peur, ont fini par perdre tout contact avec la réalité. Ils ont découvert dans des immeubles abandonnés des colonies de fantômes pâles et faibles, dont le vocabulaire s’est réduit à quelques onomatopées.
Dans la plupart des cas, les gens meurent de peur en redécouvrant un visage humain.
Le nouveau gouvernement a décidé de ne rien faire, par manque de place dans les hôpitaux.