Dernier regard

Pour la première fois, je ne lisais pas cette prédictible et irrépressible peur de la mort dans les yeux verts qui me fixaient. Au contraire, je croyais y déceler un remerciement mâtiné de soulagement. Ça me paraissait impossible.
D’habitude, les gens mis en joue par mes soins perdent toute dignité. Ils pleurent, crient, supplient, bavent même, pour la plupart. Ce n’est pas un spectacle agréable. Il va mieux pour tout le monde l’abréger. Mais là…. Là, c’était différent. Elle était agenouillée devant moi, et elle semblait me regarder avec confiance. Tous les autres étaient au sol, le visage enfoui dans leurs bras, comme je l’avais demandé. Elle seule avait désobéi. Comme si elle voulait profiter d’une occasion attendue depuis longtemps.
Ce n’est pas simple de braquer une banque et on préfère évidemment éviter les dégâts collatéraux. Le plus dur, c’est de gérer les gens.
Ça m’a toujours semblé dingue, parce qu’on connaît tous l’inéluctabilité de notre avenir, mais les gens se comportent comme s’ils ne croyaient pas qu’ils vont disparaître un jour. Alors quand ils se trouvent pris au piège d’un braquage, certains perdent complètement les pédales. Même ceux qui ont l’air d’avoir des vies merdiques se mettent à gémir et à trembler.
Ce n’est pas si dur de repérer une personne dont la vie est merdique. Son regard est éteint et sa mâchoire molle. Souvent, jusqu’à ses cheveux orientent leurs regards vers le sol, comme si ceux qui restent s’excusaient d’être là. On peut quasi lire la pensée de ces cheveux… « j’y suis pour rien, il s’accroche à moi, il me soigne comme si son avenir dépendait de ma présence sur son crâne blafard ».
Mais la femme au bout de mon pistolet n’était pas comme ça. Elle était droite, silencieuse, ne tremblait pas, dans une attitude d’une dignité impressionnante. Et ce regard. Du coup j’ai un peu perdu de temps. On se prépare à un inattendu attendu, me suis-je entendu penser. Comme si on n’était capable d’anticiper uniquement par le passé. Cette fulgurance, dans un moment aussi dense, m’a terrassé.
Elle me regardait droit dans les yeux et ce jour-là, j’avais oublié mon masque de Donald-Duck. Donc, si je suivais la procédure, je devais la tuer. Là. Mais je ne pouvais pas.
          Qu’est-ce que vous attendez ?
Sa voix grave m’a ramené sur terre. Autour de moi, tout le monde hurlait. Les clients et les employés de la banque, de trouille, mes comparses, d’énervement.
          Allez, tu connais le règlement, il faut t’en débarrasser !
          On se casse ! On te laisse à tes hésitations !
          On y va, j’te dis !
Et ils se sont mis à sortir de la banque, un par un, tout en menaçant les gens.
Il me fallait faire vite, sinon ma carrière de grand braqueur était vouée à l’échec. Je ne voulais pas encore décevoir maman. Pour être honnête, je me suis contenté de lui dire que je bosse dans une banque, ce qui n’est pas loin d’être vrai. Ça lui a suffi. Elle était tellement fière de son fils chéri que j’ai en un peu rajouté, comme ça, pour profiter de son sourire. Du coup, maintenant elle croit que j’occupe un poste important dans une grosse banque et que j’ai même des subalternes. J’ai un peu honte, mais j’aime ma maman. Tous ceux qui aiment leur maman me comprendront.
          Alors ? Vous attendez quoi ?
Elle insistait… J’en ai profité pour la détailler. Au-delà des yeux verts, elle avait un visage agréable, franc. Elle semblait mince, coiffée, maquillée et habillée avec soin. Ça m’a plu. Mon doigt sur la gâchette a commencé à trembler. Dans quelques secondes, les autres seraient partis et je serai fini.
          Je vous aime
La voix est sortie de moi comme par magie. J’ai eu un moment de stupeur, mais pas tant qu’elle. De doux, son regard est devenu froid, à la limite du méprisant. Elle a presque craché sa phrase.
          Ah non ! Pas maintenant !
Une femme si peu attachée à la fragilité de l’existence ne pouvait que me faire fondre. Ma voix avait formulé une vérité ancestrale. Oui, je l’aimais, parce qu’on était pareils.
          Voulez-vous m’épouser ?
Elle s’est relevée lentement, a pris le temps d’essuyer la poussière sur ses genoux. Son regard a balayé l’espace qui nous entourait. D’un doigt, elle a détourné l’arme qui pointait toujours sur son visage. Son regard avait de nouveau changé. Un liquide vert d’une opacité prometteuse, où flottaient de minuscules particules dorées.
          Offrez-moi d’abord un verre…
Elle s’est mise derrière moi pour que je la couvre, comme si elle avait braqué des banques toute sa vie et nous sommes sortis à reculons. Avant de franchir la porte, j’ai tiré vers le plafond, moins pour impressionner les gens, toujours au sol, que pour manifester une joie folle qui semblait jaillir de moi.

 Donald Duck

 

Publié le 24 juillet 2016, dans Extrapolations, et tagué , , . Bookmarquez ce permalien. Poster un commentaire.

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