Des anges hantés
Ce n’est pas encore le week-end et déjà l’angoisse du lundi m’étreint.
Je ne lutte plus, même si je ne suis pas fière de ce qui va se passer : je vais aller boire un coup pour me détendre, puis un autre coup et encore un, pour finir grise, seule au bar glauque du coin de la rue de l’immeuble où je travaille. Ivre sans avoir quitté le pâté de maison.
C’est à ce genre de non-évènement sordide qu’on se rend compte qu’on est plus un enfant. Quel enfant dépressif et pervers aurait ce genre de rêves?
Le printemps est dans quatre jour, le ciel pleure à larges flocons et un gros chien batifole dans le terrain vague enneigé, sous ma fenêtre. Même la planète s’enivre pour oublier et se met à faire n’importe quoi, alors j’ai une excuse.
Mais la réflexion viendra après. Pour l’instant, je m’achemine vers le tabouret haut qui va supporter mon arrière train pour les heures à venir. Je sais que mon verre à pied est là qui m’attend, plus fidèle qu’un chien, plus fiable qu’un contrôleur des impôts, plus pervers qu’un homme.
Je m’installe pile sous le spot ambré qui transforme mon regard fatigué, mes traits esclaves de la gravitation et mes cheveux cassants en visage mystérieux auréolé d’or. L’éclairage, passé un certain âge, il n’y a plus que ça pour vous sauver de la débâcle.
Deux heures déjà que je suis là et que le barman refait le niveau de mon verre sans attendre de geste de ma part, quand déboulent deux individus exubérants, flirtant avec la frontière des sexes, moulés dans des justaucorps pailletés, ailés.
Ailés en vrai.
L’un de rouge, l’autre de bleu. De belles paires d’ailes duveteuses, luxuriantes, aux couleurs saturées, qui s’agitent en douceur pour souligner leur émoi de me trouver là. Décidés, ils prennent place de part et d’autre de mon tabouret.
– On peut se joindre à vous ? On n’est pas en forme, là… me glisse le plus rond, celui qui a des ailes rouges.
Je pousse mon pot de cacahuètes vers lui en signe d’amitié. Il picore et me gratifie d’un petit baiser sur la joue.
– Pas de refus… merci princesse
Je me suis rarement sentie princesse et encore moins dans l’ivresse et la fuite, mais ça me fait plaisir de lui faire plaisir. Je relève mes commissures dans une piètre tentative de sourire. Indifférent à mes marques d’amitié, il mastique avec lassitude, le regard noyé de khôl noir. De près, je constate que ses cheveux n’ont pas été lavés depuis quelques jours, que sa peau brille et que ses dents auraient besoin de quelques soins. Son camarade bleu est à peu près dans le même état. Je les aime de me donner l’impression d’avoir presque une belle vie.
Le rouge n’attends pas mon invitation à raconter pour me glisser, entre deux arachides
– On n’a pas l’air comme ça, mais on est des anges…
J’en ai vu d’autres et il me plait, avec ses paillettes, ses strass et son désespoir. Mon silence attentif l’encourage à poursuivre.
– On est des victimes collatérales du désengagement religieux des humains. Au paradis et en enfer, les copains finissent par mourir d’oubli… ça se vide à tous les étage… tu t’es jamais demandé ce que deviennent les anges morts, avoue? Ils s’évaporent dans un souffle, comme un pissenlit… Beaucoup ont disparu, on n’est plus assez nombreux pour faire le job, alors les boss ont conclu un pacte et nous ont demandé de faire les 2X12. 12h ange, 12h démon. Après tout, on a les mêmes origines. Tu as devant toi « Oubli » (il me fait une révérence) et « Ivresse » (le bleu me gratifie d’un clin d’œil dans lequel j’aurais juré voir un soupçon de lubricité)
Je suis en train de m’imaginer souffler sur un ange en poussière qui volèterait dans ces cieux plus cléments et encourage de la main Ivresse à poursuivre.
– C’est là que ça se corse. Comme on bosse non-stop, ça nous pousse à faire des conneries. Avec la fatigue, on vire schizophrènes. Nous deux, on a basculé. On ne sait plus aider correctement les gens. On ne peut que les pousser à s’abandonner à leurs vices. Mais on le fait avec tendresse.
Je vois exactement ce qu’il veut dire. Il parle de mes vendredis soirs ouatés à poursuivre des chimères, de mes samedis vides de sens, de mes dimanches alcoolisés pour oublier les lundis qui se profilent. Des jours de semaine en équilibre précaire entre gueule de bois et génie, et du cycle qui reprend, pervers, mouvement perpétuel qui draine solitude, incapacité à réagir, culpabilité…
– Et on peut vous aider ? ça me changerait…
Le bleu se trémousse devant moi.
– A vrai dire, c’est pas pour rien qu’on a choisi ce bar… on t’a un peu observée et on a l’impression qu’avec un coup de pouce, tu peux te reprendre, tu vois ? Comme ça, par ricochet, ton succès rejaillit sur nous et on s’améliore.
– Je deviens votre ange gardien, en quelque sorte ? ironique, non?
– Tu sais, au point où on en est, l’ironie on s’en cogne… Ce qu’on te demande est simple: tu rentres chez toi, tu prends un bain, tu te laves les cheveux, tu manges une salade (bio ce serait parfait), tu bois de l’eau, tu lis un livre et tu dors. Demain tu te réveilles tôt, tu vas courir, tu fais le ménage et les courses, tu réponds à ton courrier qui traîne… Tu vois le genre ?
– Je vois. Pas exaltant, mais je vois. Je peux méditer aussi ?
– Ce serait parfait.
– Vous vous foutez de moi ?
Le rouge semble mal à son aise. Le bleu soupire. Je lis dans ses yeux chassieux une formule toute prête qui ressemblerait à « j’en étais sûr, elle est déjà perdue »
Devant leur réprobation proche de l’ire grand-maternelle, je me sens obligée d’élaborer un semblant de justification non alcoolisée.
– C’est ça, la vie d’après vous ? Elle est où dans votre plan de sauvetage, la démesure, il est où, le rêve ? Et le grain de folie, il est où, le grain de folie ? Coincé entre méditation et graines de courge ?
Oubli me jette un œil triste, baisse la tête et se détourne de moi. Un homme vient de rentrer dans le bar. Ivresse se redresse, aux aguets. Mus par un même élan, les deux anges se trémoussent sur la pointe de leurs souliers vernis et partent vers leur nouvelle cible dans un froufroutement de plumes synthétiques.
Le monde a mal évolué.
Le gros chien joyeux a quitté le terrain vague, laissant un chemin de pattes dans la fragile dentelle duveteuse qui recouvre l’herbe et les premières fleurs.
Mon verre à pied est plein de ce magnifique liquide rouge foncé qui me réchauffe et me redonne de la rondeur. Je vais rentrer. Tout à l’heure.
Publié le 18 mars 2018, dans Extrapolations, et tagué anges, histoire courte, mélancolie. Bookmarquez ce permalien. 7 Commentaires.
Je n’avais pas encore lu ce texte (j’ai pris beaucoup de retard à te lire). J’aime beaucoup. Passablement désespéré mais aussi plein d’espoir. Je te remercie. 2, 3 bricoles à te signaler : paragr. 16 (approximativement), ligne 4 : tu écris « on est plus » (il manque la négation qui, il est vrai, ne s’entend pas et que beaucoup oublient. Il faut écrire : « On n’est plus ». Même paragr. ligne suivante, tu écris « conclut » avec un « t » alors qu’il s’agit du participe passé : « conclu ». Plus loin, tu écris « rejailli », il faut un « t » (cette fois, c’est l’indicatif). A bientôt.
Merci! Je viens de tout corriger. j’avais oublié ce texte… il est pas mal 🙂
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