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Réduction 3/3

Le début est à lire ici
La seconde partie est

Septembre 2025

Plus rien à manger. J’ai essayé de convaincre le responsable du magasin de me réaffecter Kevin, mais on m’a répondu que Kevin avait fini par se faire contaminer. Il a été radié, c’est la loi. On me propose de m’affecter Rosana, qui a une peine à purger pour avoir manqué à son devoir civique, mais il me faut signer une décharge à sa première livraison, en cas de problème.
Je redoute d’avoir un nouveau contact humain : ce serait le premier depuis bientôt deux ans. Je n’ai plus de vêtements à sacrifier à une descente dans le hall, il me faudrait y aller nue et je ne sais même plus à quoi je ressemble. Mes cheveux doivent être dans un état lamentable et ma peau blafarde doit faire pitié. Je me refuse à inspirer la pitié. Impossible d’avoir une interaction sociale.
Juste pour voir, j’ai essayé de me souvenir du dernier voyage à l’étranger que j’ai fait : je suis arrivée à retrouver le pays, mais n’ai eu en tête aucune image, aucun son. Ça ma tranquillisée.

Avril 2026

A l’affichage sur mon téléphone, en grossissant bien, je distingue un périmètre délimité par un rayon de 1km autour de chez moi. Je trouve étrange ce rétrécissement ; mais c’est tout aussi bien : dans cette zone, je connais chaque rue, chaque chemin. Ça me sécurise. Tout ce qui est au-delà m’inspire de la défiance. Je préfère ignorer ce qui me fait peur. Ne pas voir ce qu’on ignore s’avère rassurant.
Quelques plantes comestibles repoussent sur mon balcon, avec les fibres des vêtements qu’il me reste, je m’en sors plutôt bien pour me nourrir.
Il semblerait qu’un corps ait été retrouvé dans le local à balais. Grand émois dans l’immeuble. J’ai réalisé que je n’entendais plus de signe de vie depuis plusieurs mois. Il me resterait donc des voisins. Quelqu’un est même venu frapper chez moi pour m’interroger. Bien sûr, j’ai refusé d’ouvrir. Personne ne peut m’y contraindre. J’ai poussé des cris jusqu’à ce que l’importun batte en retrait. De toute façon, je suis sûre que c’est le corps de l’homme de ménage ; il m’aura causé du souci jusqu’au-delà de sa mort

Novembre 2026

C’est fou : les mots commencent à me manquer. Je voulais raconter ici un évènement qui s’est produit au début de la semaine, mais j’ai été incapable de retrouver le nom de la chose qui est venue jusqu’à moi. Il m’a fallut du temps pour que mon téléphone me délivre l’information : un oiseau.
Un oiseau a émergé du brouillard pour se poser sur mon balcon. Un bleu vif, qui émettait un bruit strident (j’aime cette phrase, j’ai passé du temps à chercher les mots sur mon téléphone, « strident » me plaît beaucoup. Et « bleu » aussi). Au début, par réflexe, j’ai essayé de l’attraper pour le manger. Puis j’ai réalisé que sans doute il était porteur de toutes les maladies du monde, au moins autant que l’homme de ménage ou les livreurs. Il fallait s’en débarrasser. En plus, il m’empêchait de me concentrer sur l’horizon (j’ai pris l’habitude de scruter, chaque heure pile, le brouillard environnant. Tant que je ne distingue rien, je me sens rassurée), je l’ai chassé à coups de balai.
Un oiseau n’a plus rien à faire dans ce monde.
Des plantes rabougries poussent sur mon balcon, entre les carreaux du sol de la terrasse. Je les ai mangées.

Mai 2027

Plus de mots dans mon téléphone.

Plus d’images.

Plus de sons.

Ne reste que le brouillard et la peur.

Ahahahahaha!

Moi.

2028

Moi

Je

Vide

Essayer. Ecrit.

Décembre 2028

Aprè le balcon, je voi plu rien

Pa de mur ici

Vois plu piés

L’espass me fé peur.

Fain.

Je sui ki.

Février 2029

Avril 2030 – Après –

A la fin des années 20, après la pandémie, les secours ont retrouvé de nombreuses personnes qui, s’étant isolées par peur, ont fini par perdre tout contact avec la réalité. Ils ont découvert dans des immeubles abandonnés des colonies de fantômes pâles et faibles, dont le vocabulaire s’est réduit à quelques onomatopées.
Dans la plupart des cas, les gens meurent de peur en redécouvrant un visage humain.
Le nouveau gouvernement a décidé de ne rien faire, par manque de place dans les hôpitaux.

Réduction 2/3

Le début est à lire ici

Octobre 2023

Ma vue commence à baisser. Depuis le balcon, je ne distingue plus l’autre côté de l’avenue. Ça m’ennuie, je préfèrerais disposer de cette vue claire et dégagée qui me fait me sentir en sécurité. Je n’ai pas choisi d’habiter au 10e étage pour rien. Sentir l’horizon se rapprocher m’oppresse.

La télé diffuse les images des caméras de surveillance du quartier. Y distinguer les silhouettes de ceux qui bravent la pandémie pour se nourrir m’a traumatisée. J’ai eu peur d’y reconnaître des voisins, d’en déduire que leurs allées et venues font que l’immeuble n’est pas entièrement sécurisé.

J’ai décidé de me faire livrer les quelques courses qui me sont encore nécessaires. Je préfère éviter de croiser du monde. J’ai dû insister pour obtenir un livreur qui accepte de se passer au désinfectant avant d’entrer dans le hub de l’immeuble. Il posera mes provisions dans l’ascenseur. Mais la première fois, je devrai descendre pour signer une décharge : si les courses sont le vecteur d’une quelconque saloperie, le magasin ne veut pas être responsable.

Octobre 2023

Je pense qu’il faut instaurer un système de dénonciation des gens qui sortent plus que le strict nécessaire. Déjà, je vais commencer par empêcher l’homme de ménage de retourner chez lui. Il n’a qu’à habiter dans le local à balais. Ce sera moins risqué pour la santé des résidents. Quand je pense qu’on lui a offert des étrennes, je regrette. Il est un vecteur majeur de risques.

Kevin est venu pour ma première livraison. J’ai dû descendre dans le hub. Ce fut une expérience affreuse, je n’étais pas sortie de chez moi depuis des mois, un record depuis que j’ai décidé d’adopter le mode « survie ». Je n’ai presque pas dormi la nuit qui a précédé ma descente. Tout me faisait peur : la serrure de la porte d’entrée, le bouton d’appel de l’ascenseur, l’idée de poser mes pieds sur un sol dont je ne sais pas s’il est sûr. Je me suis enroulée dans du film plastique, y ménageant un trou pour respirer et une fente pour voir, et me suis mise en apnée. Je savais que je peux tenir 90s, largement assez pour descendre, signer le formulaire de décharge et remonter. Je ne prévoyais pas d’échange de paroles. Le jeune Kevin m’a saluée, mais j’ai préféré garder mon souffle et ne pas risquer d’aspirer ses émanations. Il a dû me prendre pour une sauvage, ce n’est pas plus mal. Je tiens à éviter toute forme de contact.

Avant de rentrer chez moi, j’ai enlevé mes chaussures et les ai jetées dans le vide-ordures.

J’ai brûlé le plastique.

La tentative de communication orale du livreur m’a fait prendre conscience que je n’ai pas parlé depuis très longtemps. J’ai donc essayé de prononcer quelques mots à voix haute et n’ai pas aimé le son qui est sorti de moi.

Avril 2024

A la radio, ils parlent d’une ville de Pologne où une nouvelle épidémie semble prendre sa source. Par curiosité, j’ai voulu voir où cette ville se trouve et j’ai assisté à un nouveau phénomène étrange : la géolocalisation de mon téléphone ne dépasse pas un périmètre délimité par un rayon de 10 km autour de chez moi. Dans ce cercle de 10 km dont je suis le centre, je situe tout ce que je veux, mais au-delà, c’est une zone blanche qui s’affiche. Rien. L’ailleurs n’existe plus.

J’ai essayé de regarder la télé, mais elle ne diffusait que des reportages locaux. La plupart m’ont effrayée. J’ai l’impression de ne plus reconnaitre les endroits où j’avais l’habitude d’aller me promener. Cette expérience m’a confortée dans l’idée qu’il ne faut plus quitter mon logement.

J’ai détruit toutes mes photos. Bientôt je vais oublier les lieux et les gens qui figuraient dessus. Ça ne me dérange pas de perdre le souvenir de mes proches. Ils ont sans doute fait pareil. S’ils ne font pas fait pour une stupide raison sentimentale, ils devraient. Plus personne n’est proche. La notion d’ami me semble un lointain concept. Si quelque chose devait m’arriver, je doute que l’une de ces « connaissances » fasse le moindre geste en ma faveur. Ce n’est pas grave, moi-même je n’ai pas l’intention de courir de risques pour aider des étrangers.

L’homme de ménage me fait peur par son comportement imprudent. Il continue de rentrer chez lui tous les soirs, malgré les nombreuses lettres de dénonciation que j’ai envoyées anonymement à son employeur. Je suis révoltée par son inconscience: on ne sait pas ce qu’il peut nous ramener. J’ose à peine emprunter l’ascenseur pour descendre ma poubelle. J’ai appelé son entreprise pour dire que les voisins m’ont demandé, au nom de la résidence, d’exiger de le faire vivre dans le local à balais. On ne se tient pas terrés chez nous depuis si longtemps pour prendre des risques en fréquentant des gens qui conservent des contacts avec l’extérieur.

Décembre 2024

J’ai jeté tous mes livres. Ils ne me servent plus à rien : les ouvrir pour y découvrir un vide galopant me fait peur. Tous les noms de villes ou de de pays encore lisibles me rendent nauséeuse et me donnent le vertige. Les illustrations me serrent le ventre : trop d’informations, de personnes, de sites, d’objets que je n’ai pas besoin de connaître. Et me trouver confrontée à ces passages qui traitent d’un passé devenu incompréhensible me perturbe. Je préfère ignorer cette évolution vers le rien qui a l’air de se propager dans les moindres recoins de ma mémoire.

Décembre 2024

J’ai tout ce qu’il me faut et pas de temps à perdre à essayer de découvrir des choses dont sans doute la moitié n’a plus de sens. Des concepts inventés et mis là uniquement pour me leurrer, me faire miroiter un ailleurs qui n’existe pas.

Lire me brûle les yeux. Je préfère laisser mon regard errer dans le vague. L’horizon s’est encore rapproché, bientôt je ne distinguerai plus le bord de l’avenue qui est de mon côté. Tant mieux. Le brouillard qui m’enveloppe me rassure.

C’est bientôt Noël et les rues, dans un ultime réflexe de survie, se parent de rouge et de doré. Je me demande qui se laisse encore berner par l’esprit de Noël… les repris de justice affectés aux livraisons, peut-être… Ils doivent guetter une forme de rédemption.

L’homme de ménage a disparût. Tant mieux.

Comme il me reste très peu de film plastique et que je ne peux pas me permettre de brûler les quelques vêtements qu’il me reste, j’ai descendu ma poubelle à 3h du matin, nue, les pieds enroulés dans des morceaux de serviette éponge. Je n ‘ai allumé aucune lumière, ai poussé la porte du bout du pied et ai jeté le sac dans le local en prenant soin de ne toucher à rien.

Je me suis sentie forte.

Janvier 2025

Ils ont changé de livreur. Kevin a été affecté à une autre zone. J’ai décidé de me contenter de ce qu’il me reste. Hors de question que quelqu’un d’autre que Kevin pénètre dans le Hub. Je préfère ne rien faire. Les autres me font trop peur. De toute façon, je ne bouge presque plus de mon bureau. Je consomme très peu de calories. C’est l’occasion de tester mon autonomie.

Je ne vois toujours pas mieux, mais ce qui se passe de l’autre côté de l’avenue ne me concerne pas. Ce qui se passe entre le sol et le 5eme étage non plus. Et je ne lis plus rien. Même plus les étiquettes de mes dernières boîtes de conserves. J’aime ce brouillard perpétuel. J’ai l’impression qu’il absorbe jusqu’aux sons. A moins que je me sois mise à entendre moins bien.

Réduction 1/3

Espace : [ɛspas] : Portion de l’étendue occupée par quelque chose ou distance entre deux choses, deux points.
Réduction : [ʁe.dyk.sjɔ̃]: Action de réduire quelque chose, d’en diminuer la valeur, le nombre, la quantité, l’importance.
Confiné.  [kɔ̃fine] adj

Mars 2020

3 semaines. Ils ont dit « pas plus de 3 semaines ».

Mai 2020

Je commence à m’accoutumer à l’incongruité de la situation.
J’ai pris l’habitude de sortir 1h tous les deux jours. Il faut bien s’aérer un peu.
Je réalise que je ne parle plus qu’à l’homme de ménage… C’est la seule personne qui se manifeste dans l’immeuble… je ne croise aucun voisin.

Septembre 2020

De moins en moins de conversations avec mes amis: pas grand-chose à dire à part de vagues spéculations sur un avenir qui nous échappe, ces échanges ne font que générer du stress.
Je sais que les voisins sont encore là aux bruits qu’ils font. Cette preuve d’une présence humaine me suffit. Je continue à saluer l’homme de ménage, mais de loin. Ça me permet de vérifier qu’il porte un masque.
J’ai commencé à regarder les films que j’ai en stock : les salles de cinéma ne me font plus défaut. Et j’ai tant de livres à lire.

Janvier 2021

Plus de contacts virtuels. Ce n’est que frustration. Et l’état brut dans lequel je suis et qui est devenu mon quotidien ne mérite pas d’être regardé.

L’avenir n’est plus qu’un ruban de Möbius terne. La perspective d’un retour vers la vie extérieure est en train de devenir un concept. Faute de mieux, je me créée des projets intérieurs : en ce moment, je découvre le mode survie : j’ai rempli tous mes placards de produits secs ou lyophilisés. J’ai jeté la plupart de mes affaires pour les remplacer par des pâtes, des lentilles, de la farine et tous les articles qui composent la base d’une vie à la maison. J’ai appris à fabriquer tout ce que je peux : savon, liquide vaisselle, shampooing. Je cultive mon balcon et me suis mise à piéger les oiseaux et insectes qui montent jusqu’à moi. Quand j’arriverai à grignoter des fourmis grillées pour le goûter, je serai en totale autonomie. Là c’est encore un peu… difficile. En revanche, pies et corneilles bien faisandées font de délicieux pâtés.

Je ne regarde plus la télévision, qui n’est qu’une fenêtre sur les angoisses du monde. Je préfère rester dans ma tête. Pour me détendre, je visionne de vieux dessins animés ou des documentaires animaliers. La fiction ne me paraissant plus en être, j’ai arrêté de piocher dans mon stock de films. Je les ai rangés dans des boîtes, comme témoignage d’une vie culturelle révolue. Qui sait, quand tout ceci sera terminé, ça pourra intéresser quelqu’un. Un survivant. Un extra-terrestre. Une civilisation future.

Ce week-end, en faisant du ménage sur le disque dur de mon ordinateur, je suis tombée sur les photos prises ces dernières années. Ces bribes d’une autre vie, soudain étalées sous mes yeux, ont rendu abyssal mon sentiment de panique. Je préfèrerais ne pas me souvenir. Je n’ose pas regarder ces images d’une personne qui est à peine moi… je n’y reconnais plus la fille qui y figure.
Si je m’arme de courage pour me regarder dans le miroir, je vois mes cheveux, non coupés depuis plus d’un an, qui encadrent un visage à la peau pâle et aux joues comme affaissées. Mon corps aussi s’est ramolli. Je ne supporte pas la comparaison.

Janvier 2021

J’ai brisé tous mes miroirs, rayé toutes les surfaces réfléchissantes de mon appartement. Je ne laverai plus les vitres, pour ne pas faciliter l’apparition de mon reflet. Mon enveloppe physique, dissociée de ce que je suis devenue, m’est devenue étrangère.
J’arrive à tenir le coup en faisant des courses trimestrielles. A chaque sortie, je prends soin de toucher le moins de surfaces possible. Au retour, je brûle l’intégralité de la tenue que je portais.

Il faudra que je m’assure que l’homme de ménage désinfecte bien les parties communes.

Tous les membres du gouvernement ont attrapé le virus et ceux qui n’en sont pas morts ont perdu la raison. Personne ne veut courir le risque de les remplacer. Le pays est livré à lui-même et les gens semblent s’être accordés pour ne pas changer cet état de fait.

Juillet 2021

Hier, j’ai engueulé l’homme de ménage parce qu’il m’a tenu la porte. Il y avait moins d’un mètre cinquante entre nous. La légèreté de cet homme est inadmissible. Il faudra que je mobilise les voisins contre de telles pratiques.

Février 2022

J’ai de plus en plus de mal à attirer des insectes. Dommage, j’aimais bien les fourmis. Et les mouches.

Je ne peux pas expliquer comment ni pourquoi, mais mes livres commencent à s’effacer : ce qui se passe à l’étranger est moins lisible, l’encre de ces passages est plus claire. Les personnages y sont moins détaillés, moins intéressants, comme si ces territoires lointains et leur habitants n’avaient d’existence que limitée à des fragments de l’histoire. Des parcelles d’une réalité qui se fond dans l’oubli.
Autres phénomènes récents, mes quelques guides de voyage sont maintenant écrits si petit que même à la loupe, je ne distingue plus les mots et les photos me semblent moins nombreuses. Mes livres de science-fiction sont remplis de nombreuses pages blanches… Sur internet, tout ce qui se passe au-delà de mon périmètre direct se fait rare, comme si en dehors de ma ville, presque rien n’arrivait ou ne pouvait arriver. Comme si l’imagination perdait de son pouvoir.

Hier, pour sortir acheter des pâtes et du papier toilette, j’ai dû m’enrouler dans mon rideau de douche. Je sentais bien que les gens me prenait pour une originale, mais je m’en fiche : personne ne peut me reconnaître et je ne reconnais personne. Tout le monde a le visage dissimulé par un masque et la plupart des gens portent des lunettes noires.

Rien n’est fait pour nous sortir de ce merdier. Rien ne sera fait. C’est chacun pour soi.

L’homme de ménage me fuit. Tant mieux.

Avril 2023

Mon imaginaire est bloqué. Tous mes livres, jusqu’à mes bandes-dessinées, sont vierges de récits