L’appel de l’albâtre
Dès que je l’ai vu, j’ai su.
Dès que j’ai vu son visage pâle, ses yeux de lapis-lazuli, sa barbe soigneusement bouclée, son sourire apaisant. Et ses mains délicatement posées sur son torse… Il m’attendait, j’en étais convaincue. Il était assis, serein comme si le temps n’avait jamais eu de prise sur lui.
Dès que je l’ai vu, j’ai su que je n’aurai de répit tant que je ne l’aurai pas vu.
En vrai.
L’objet de mes désirs était à une heure de TGV. Un homme comme ça, ça se gagne.
Je n’ai pas regretté le train fendant l’aube glacée de ce mois de Décembre déprimant, la marche dans la brume, la sensation d’extrême solitude mélangée à du doute qui m’étreignait à son approche.
Dans sa boîte de verre, devant un mur rouge sombre, il m’attendait. Depuis son socle, les reins ceints d’une peau de bête, il s’est prêté à tous mes caprices. Si je ne lui pas fait l’offense d’un selfie, je l’ai bien accaparé quinze minutes -A peine une virgule dans le roman de ses 4400 ans (de préférence écrit par Dumas) – Nous fusionnions, je l’aurais juré. Malgré la foule, je l’ai eu rien qu’à moi. Comme si j’étais seule à le voir.
J’aurais tellement aimé le toucher… je n’ai pas osé. Il faut dire que la grosse gardienne en tenue de polyester bleu marine, son badge arrogant en équilibre précaire (et quasi horizontal) sur une poitrine surréaliste m’en a assez rapidement dissuadée. Ne pas déplacer les vitrines est une règle muséale.
Je suis restée à le contempler jusqu’à la fermeture de la salle. A force de le fixer, j’avais la sensation de pénétrer les sages pensées de cet homme d’albâtre.
Le trajet du retour a passé en contemplation des clichés et revues dédiées à cette envoutante statuette. Epuisée par le voyage, je me suis endormie à peine couchée.
La blancheur de l’albâtre a aussitôt envahi mes rêves. La tête chauve, démesurée, a empli mon champ de vision, les yeux de lapis-lazuli ont vrillé mon cerveau et une voix chaude s’est enracinée dans les méandres de mon imaginaire. Petit à petit, la fièvre est montée, une sueur salée a inondé ma peau, piquant mes lèvres, brûlant mes yeux fermés. Le rêve s’est fait prégnant, devenant cauchemar. J’ai vacillé, comme pendant cette microseconde qui nous coule avant le sommeil, mais la chute a duré des heures. L’étreinte fiévreuse s’est resserrée, se transformant en délire mystique. Toute la nuit, il m’a sourit, m’a parlé avec beaucoup de sagesse, de gentillesse. Il a eu quelques phrases étranges à propos de la passation, de la prolongation des rêves, de la nécessité du partage et des joies de la méditation. Ivre de chute et de chaleur, je ne comprenais pas grand-chose, mais ça n’avait pas d’importance.
Je me suis éveillée engluée par les sensations de la nuit. Hagarde, incapable d’articuler une idée, à moitié consciente. Assez bizarrement, je crois distinguer des visages, des corps.
Une salve d’éclairs achève de me rendre un semblant de lucidité. Il y a un orage, j’ai dû oublier de baisser le store. Je tends le bras vers mon téléphone pour regarder l’heure, mais il ne se passe rien. Je retends le bras. Toujours pas de mouvement. Je tourne la tête. Non, rien ne veut bouger en moi, et toujours cet étrange défilé de visages, de culs… tiens, un enfant me sourit ! Il est mignon, mais que fait-il dans ma chambre?
Je lui demande son nom. Aucun son ne sort de ma bouche. A vrai dire, je ne parviens pas à articuler. Mon visage est comme figé.
Je me souviens de la fièvre. J’ai dû attraper cette fameuse grippe, c’est elle qui me plombe et me fait délirer. Je vais refermer les yeux, dormir encore un peu et ça ira mieux.
Mais mes yeux ne se ferment pas. Et les éclairs reviennent. A bien y réfléchir, on dirait qu’ils proviennent d’écrans de téléphones portables.
Des écrans de portables? Je parviens à me concentrer, malgré la désagréable raideur de mon corps.
Les images s’assemblent. Ces visages… ces jambes, ces culs, ces enfants… ce mur rouge sombre au fond… Cette grosse femme au regard sévère, en tenue de polyester bleu marine… Je suis cernée de verre… On pourrait croire… Je baisse le regard et distingue un socle d’albâtre sous mes jambes couvertes d’une peau de bête.
Bingo! je comprends. A ce même instant, un barbu aux yeux bleu sombre doit se réveiller à la place que j’occupais encore hier soir. Un homme de chair, à la peau d’albâtre.
Et moi, je suis d’albâtre, tout simplement. Fixée sur un socle de la même matière, sculptée il y a 4400 ans.
Je ne suis pas triste, pas même fâchée.
Je viens d’atteindre l’éternité.
Approchez, je voudrais vous dire quelque chose. C’est moi, là, devant vous, dans cette boîte de verre! C’est moi que vous venez admirer!
Et je suis d’accord pour les selfies.
Publié le 1 janvier 2017, dans Extrapolations, Histoire de clône..., et tagué #albatre, #statuette, ebih-il, histoire courte, surréaliste. Bookmarquez ce permalien. Poster un commentaire.
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