Ganesh est tombé
Vous me connaissez docteur, je ne m’affole pas pour rien. Depuis le temps qu’on se voit, vous le savez bien, je suis du genre imperturbable. Mais il y a des signes. Des signes qui ne trompent pas. C’est le cas de le dire.
Le premier signe, c’est l’apparition d’animaux. Ça précède toujours quelque chose de grave. Surtout quand ce sont des animaux morts. Récemment, j’ai vu un ours dans le gros pot de palmiers qui décore le jardin de ma résidence. Un ours brun de taille moyenne, qui agitait les palmes. Attention, hein, je ne veux pas dire que c’était un canard, non, il agitait les palmes des arbres. Des palmiers, je veux dire. Juste avant, j’avais croisé une carpe koï géante à la piscine. Elle faisait la course avec moi. Elle m’a même parlé, docteur! Elle était très aimable, elle trouvait mon maillot de bain élégant. Je dois admettre que j’en ai été flatté. C’est vrai, j’avais mis du temps à le choisir, ce maillot. Je trouve qu’il est important d’être bien habillé en toutes circonstances.
Donc une carpe, un ours… heureusement pas d’animaux morts à ce stade. Souvent ce sont des lapins qui sont morts, allez savoir pourquoi.
Mais là, c’est beaucoup plus grave, Docteur.
Ganesh est tombé.
Vous me direz que Ganesh est un éléphant et qu’on ne s’éloigne pas beaucoup du sujet et vous aurez raison, mais la différence, c’est que Ganesh ne vit pas, par ce qu’il n’existe pas. Et que donc, il n’est pas mort non plus. Ganesh, c’est mon totem. Il n’est pourtant pas indien, mais j’aime penser que c’est mon totem. Il est accroché au-dessus de la porte d’entrée de mon appartement depuis des années. Il est en bois. Depuis des années, je le brosse régulièrement. Je suis sûr qu’il aime ça. Les éléphants, ça aime être brossés. Vous comprenez, je ne peux pas le tremper dans la boue, pour ça il faudrait que j’aille en voler dans le pot de palmiers, mais il y a un ours qui y vit et je n’ai aucune confiance dans les ours. C’est pour ça que je le brosse.
Il y a quelques semaines, après son coup de brosse, alors que je l’avais bien raccroché, il est tombé. Pas tout de suite, c’est ce qui m’a inquiété. Il a attendu une vingtaine de minutes et il s’est jeté sur mes chaussures. On aurait dit qu’il ne les aimait pas. C’étaient pourtant de belles bottines bleu marine, avec un élastique turquoise de chaque côté. Très chic. Mais Ganesh n’a pas apprécié. Je ne sais pas si c’est la couleur ou le fait que je les avais brossées avant avec sa brosse.
Si c’est le cas, docteur, ça voudrait dire deux choses : il voit et il est jaloux. Ou il n’aime pas les bottines. Ou il n’aime pas le bleu, mais ça, ça m’étonnerait, parce que je porte beaucoup de bleu. Il aurait dû se manifester avant. Vous me connaissez, docteur, je ne suis pas du genre à chercher les ennuis. Par mesure de précaution, j’ai éloigné les bottines. Je ne les ai jamais portées, j’ai eu peur de sa réaction.
Mais ce qui m’amène, c’est que Ganesh est retombé, cette semaine, alors que je ne l’avais pas brossé. Enfin, rassurez-vous, je l’avais brossé le samedi, c’est mon jour de ménage, mais il est tombé le mercredi. Soit quatre jours après. Pourquoi ? Pourquoi, docteur ? Je n’ai rien acheté, je mange comme d’habitude, je ne mets pas la radio trop fort, je regarde des films en noir et blanc, je porte toujours les mêmes mocassins couleur fauve. Alors pourquoi? Ne me dites pas que c’est à cause du coiffeur ? Je dois bien me faire couper les cheveux de temps en temps, sinon je vais avoir l’air négligé et c’est mauvais pour mon équilibre.
Vous me connaissez : si je ne me coiffe pas correctement ou si je ne me rase pas de très près, je suis perturbé toute la journée. L’équilibre capillaire, docteur, c’est important. En cas de déséquilibre dans la structure de ma pilosité, je suis capable de tout. Surtout du pire. Comme le jour où j’ai couru nu jusqu’à la mairie en agitant une télécommande. Je voulais zapper les fêtes de fin d’année. Mais c‘est parce qu’on m’avait engagé pour jouer le père Noël et que j’avais dû me laisser pousser la moustache. Plus jamais je n’accepterai de job alimentaire. Plus jamais ma moustache ne me fera perdre le sens commun. Vous avez remarqué comme les moustachus sont bizarres, docteurs ? On ne peut pas leur faire confiance, c’est comme les ours. C’est pour ça que je n’ai pas de chat.
Mais je reviens à Ganesh. J’ai beau tourner la journée de mercredi dans tous les sens, je ne vois pas ce qui peut avoir provoqué sa chute. Et je vous prie de croire qu’il faut faire beaucoup d’efforts pour tordre un mercredi. C’est la séquence « rcr », elle est difficile à attraper.
Alors, est-ce que je dois avoir peur, ou me réjouir ? Il voulait peut être m’avertir d’un évènement ?
Je l’ai raccroché, bien sûr, après avoir vérifié qu’il n’était pas abîmé. Il a laissé des traces au sol en rebondissant. Je les ai bien étudiées, mais je n’y ai pas trouvé de sens.
Quelque chose au fond de moi est persuadé qu’il s’agit d’une mise en garde.
Mais, docteur, est-ce bien raisonnable de croire une tête de bois à l’ère du tout connecté ? Je n’ai pas envie de passer pour fou. J’ai besoin de garder mon travail, vous comprenez, docteur. C’est pour ça que je ne parle de ça qu’avec vous. Je vous paie pour garde mes secrets, docteur, pour me libérer d’eux.
Mais si vous voulez poser une question à Ganesh, n’hésitez pas. Venez avec votre brosse. Vous connaissez mon adresse, prévenez-moi en arrivant, je descendrai pour vous protéger de l’ours.
Publié le 20 novembre 2016, dans Capillotractions, et tagué absurde, Ganesh, histoire courte. Bookmarquez ce permalien. 2 Commentaires.
tu avais bu quoi?
Mais Ganesh est vraiment tombé ! Tt est vrai !
Je n’écris que des choses réelles…