de l’amitié ouebienne

Ce n’est pas la première fois que je clamerai ici mon indignation profonde face à l’ingérence des moyens de communication dans nos vies privées.  Entre les appels répétés de SFR, EDF, des banques sans compter tous les démarcheurs téléphoniques qui n’hésitent pas à se montrer harcelants, j’hésite maintenant à laisser mon téléphone en mode « vie ». Il est moins envahissant en mode « sommeil », voir totalement éteint. Internet n’est pas en reste, décidant de nos amis, nous suggérant avec insistance quoi acheter, lire, voir…  La présence simultanée et permanente de ces 2 médias prend actuellement une forme de vie parallèle, permettant la connexion en temps réel de nos petites vies ordinaires avec celles des autres, tout aussi ordinaires, pour nous faire croire a un monde magique et lumineux dans lequel tout est possible, rapide et facile.

A notre portée, des dizaines de milliers d’amis, de prétendants, tous plus formidables les uns que les autres, des fêtes, soirées, sorties, évènements culturels, le moyen d’échanger sur tout ce qui traverse notre quotidien, notre esprit, vide notre porte-monnaie et nous rend toujours plus accros, dépendants, englués à la toile.  Tout ça a déjà été dit, mais il est toujours soulageant d’en remettre une couche… Nan, je n’aime pas naviguer le long des méandreux fils collants du oueb, nan, je ne crois pas y rencontrer qui que ce soit de transcendant et nan, je n’aime pas que l’on décide pour moi de ce que je dois faire, lire, penser. Je ne supporte pas l’idée que l’intégralité de mon carnet d’adresse, dans lequel gravitent des personnes oubliées, perdues de vue, sans intérêt voire totalement inconnues soit soudain jeté à l’assaut du réseau comme étant une réserve réelle de mes contacts ou amis. M’octroyer le droit de communiquer temporairement avec des individus virtuels ne fait pas de moi une plaque tournante de la camaraderie mondiale. Et un logiciel stupide qui se targue de me faire accéder au nirvana de la rencontre amoureuse n’a en aucun cas besoin de piocher dans mes souterraines communications pour surfer sur la vague de tous les contacts ainsi exhumés.

D’autant plus que ces logiciels ont une surprenante vision des relations humaines.

A croire qu’ils sont dotés d’une forme d’intelligence dépravée, artificielle autant que virtuelle et dont les réactions échappent aux concepteurs malades qui en sont à l’origine. Pour preuve ce surprenant message délivré par Facebook (encore et toujours lui, à croire que ce serpent infini qui enroule ses anneaux en tous endroits de la toile possède une vie propre et évolue à sa façon dans des dimensions inconnues). Il peut arriver, au click sur une photo plaisante, que le système de l’amitié infinie s’enraye et nous délivre un oracle inattendu. Le message dit « Désolé, cet utilisateur a déjà trop d’amis ». Whaaaaa…

 

Déjà, on passe du statut d’humain sympathique, amical et bon camarade à celui, moins attachant, d’ « utilisateur ».

Premier clivage : homme-machine.
L’être humain qui évolue sous une forme virtuelle plus ou moins ressemblante à sa forme réelle est un utilisateur. Il utilise donc, non seulement une machine, qui lui permet d’évoluer dans le monde chiffré qu’il affectionne, mais aussi un logiciel. (Perversion ultime, ce logiciel a été mis au point par d’autres humains.). Il utilise ce logiciel pour se donner une forme plus adéquate, un tempérament plus en rapport avec ses fantasmes et une image souvent plus flatteuse. Les outils connexes comme l’appareil photo numérique et le clavier lui permettent de gérer seul et sans risques son clone idéalisé. Fastoche.
(Le oueb est l’endroit au monde ou l’on rencontre le plus de camarades potentiels à l’ouverture d’esprit illimitée, à la curiosité insatiable et à la gaité permanente. C’est absolument fascinant.)

Mais la machinerie veille ; elle ne nous laisse pas errer ainsi dans l’insouciance et la légèreté. Il faut, par moments, qu’elle nous rappelle ce que nous sommes vraiment : des utilisateurs ; terme poli pour définir une réalité encore plus prosaïque : des consommateurs de vie virtuelle.

Oups.

Et la machine, froide et redoutable dans sa logique, peut se permettre de juger : elle décide donc de ce qu’est un ami. Et de quand un nombre raisonnable d’amis est atteint.

Second clivage : l’ami dans le concept humain – l’ami dans le concept ouebien.
Pour un humain normalement constitué, un ami est un être vivant avec lequel on noue des relations privilégiées, en qui l’on a totale confiance, qui est présent à tout moment et pour qui on est soit même présent. En général, les amis sont précieux et  rendus rares par la force des sentiments qui nous unissent à eux.
Pour un être virtuel, un ami est une adresse mail assortie d’une photo (quand on est verni), auprès duquel on se manifeste à coups de clicks et qui répond de la même façon. Il peut y avoir, ou non, des connexions entre monde virtuel et réel. En effet, quelqu’un qui a une forte tendance au click et qui passe du temps à surfer  peut se targuer d’avoir plusieurs centaines d’amis sans jamais en rencontrer un seul dans sa vraie vie ; affligeant.

Dans l’univers virtuel, machiavélique et coûteux en temps, on peut donc faire des rencontres faciles et enrichir son carnet d’adresses sans même y penser. Mais l’implacable serpent au toucher de clavier et à tête plate veille, tapi dans l’ombre de la toile. Il refait surface, brusque et sans pitié et tranche dans le vif au moment ou l’on s’y attend le moins, pour nous empêcher de poursuivre la farandole effrénée de l’amitié. Le serpent gère des compteurs, pas des nuances. Une fois le chiffre fatidique atteint, il faut prendre ses responsabilités : doit-on se contenter des amis collectés et cesser d’en chercher de nouveaux ou va-t-on se mettre à éliminer d’anciens amis pour faire de la place aux nouveaux ?… Doit-on se laisser guider par un système de comptage, comment assumer ses choix, qui peut-on froidement dégager… comment filtrer, trier, différencier ces amis binaires qui submergent nos écrans ?

La machine imagine-t-elle une seconde le désarroi ressenti lorsque l’on découvre, au détour d’un chemin fleuri, que l’on est plus l’ami de cette adresse mail ? Que l’on n’est  plus connu par cette photo au profil souriant ? à quand la cellule de soutien psychologique pour ceux qui ont perdu des amis ouebiens?

Peut-on espérer raisonnablement acquérir un jour le statut de grand manitou des compteurs amicaux ?

A quand un traité des relations ouebiennes et virtuelles, un manuel de politesse binaire, un guide du monde entoilé ?

Publié le 11 avril 2010, dans Extrapolations. Bookmarquez ce permalien. Commentaires fermés sur de l’amitié ouebienne.

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