Fascination cosmonaute

Le dernier bus, c’est un peu comme le dernier verre: il faut le prendre en faisant attention. Attention de ne pas le louper, que ce ne soit pas celui de trop. Il peut être vide ou au contraire trop plein. Il draine de tout. Fatigue, joie, lassitude ou envie d’ailleurs. Le dernier bus découpe la nuit de ses néons agressifs, dessine des pointillés dans la ville, semant derrière lui des petits bouts d’humains dont on espère qu’ils nous mèneront quelque part, tout en sachant que ce n’est pas gagné.

C’est je que je pense en m’acheminant vers l’îlot de lumière qui forme autours du banc de plastique abîmé une aura claire. Je suis toujours en avance pour le dernier bus, ça me donne l’illusion d’être en avance sur la journée qui va suivre. Mais ce soir, quelqu’un m’a devancée. Une silhouette épaisse, colorée, surmontée d’un bocal. Le doute n’est pas permis: il y a un cosmonaute dans mon abribus. Il attend là, les bras ballants, le regard perdu. Le genre de type dans la lune, qui oublie sa valise pour partir en vacances. Ou qui veut adopter le point de vue de son poisson rouge. Comme je m’installe sur le banc, il se tourne vers moi avec la lenteur que lu impose son équipement.

– S’il vous plait, c’est bien l’arrêt pour le bus 01B*?

La voix est étouffée et le bocal contient de la buée, mais je distingue ses yeux. Il a l’air calme, je vais faire comme si tout était normal.

– Oui
– Merci

Nous nous installons dans le calme de la nuit, tous les deux tournés vers le point invisible d’où va surgir le 01B.

– Vous allez au terminus?
– Non, je descend avant, pourquoi?
– Je voulais être sûr de le reconnaître, vous me l’auriez indiqué
– Rassurez-vous, le chauffeur vous demandera de sortir au terminus
– Ah. Merci. Je préfère toujours descendre au terminus. Je trouve que c’est plus prudent. De toute façon, on me laisse rarement descendre avant l’arrêt complet. Ce doit être devenu une habitude.

Il sourit

– Ben… Si vous n’avez pas trop à marcher après, oui…
– Je ne m’éloigne jamais. Je ne suis pas équipé pour.

Face à nous surgit un point vert précédé de deux soucoupes jaunes lumineuses. L’arrivée du bus est imminente. Nous attendons en silence son arrêt et l’ouverture des portes. Personne ne descend. Nous montons. Mon compagnon orange n’ayant pas de monnaie, je lui offre un ticket.

– Merci, je vous le rendrai la prochaine fois
– Vous prenez souvent le 01B à cette heure-ci?
– Jamais. Mais j’avais besoin de changer d’atmosphère.

Bon, c’est la nuit, je suis seule avec ce type bizarre, je ne vais pas argumenter.

– OK, va pour la prochaine fois.
– Ca vous ennuie de vous installer au fond? Il me faut de l’espace…

Ca ne m’ennuie pas. Nous passons devant le chauffeur qui ne lève pas le nez de son téléphone et traversons le bus vide jusqu’aux sièges du fond, sur lesquels nous prenons place. Une capsule de coca traîne sur le sol, je la pousse d’un coup de pied et tends mes jambes.

– J’ai un petit creux, vous n’auriez pas un Mars?
– Non, désolée, je n’ai qu’un Milky-Way (oui, spéciale dédicace aux vieux qui ont connu la barre chocolatée Milky-Way)

Je sors de mon sac la barre chocolatée que je déballe avant de la déposer dans son gant ouvert

– Merci. Vous avez remarqué qu’avec mes gants, c’est compliqué de manipuler des choses délicates….
– Non, j’ai fait ça par habitude. J’ai tendance à déballer le chocolat avant de le manger.

Le bus fend la nuit en silence et  tout ce à quoi que je peux penser, c’est s’il va ouvrir son bocal facial pour manger le chocolat, s’il va s’en foutre partout à cause du gant et générer une constellation de tâches. Par politesse, je tourne la tête et scrute l’obscurité comme si un paysage exceptionnel se déroulait sous mes yeux. Je frissonne.

– Vous avez froid? Le mercure descend, c’est normal. J’aurai aimé vous proposer ma veste, mais je crains que ce ne soit compliqué, je viens de la déposer au pressing et je doute qu’il soit encore ouvert. D’autant qu’il nous faudrait détourner le bus.
– Non, ça va merci, pas de changement de trajectoire pour ce soir. Je suis juste fatiguée.
– Ah?
– Oui, à force de courir après le temps, je m’épuise, j’ai toujours du mal à atterrir quand le week-end arrive.

Je me sens nébuleuse avec mes explications, mais il ne m’écoute pas, il fixe un point sur la manche de son scaphandre.

– Zut, il y a un trou noir dans ma manche, je vais devoir faire réparer. Il vont encore me reprocher de ne pas apporter le soin nécessaire à mon équipement, les reproches fusent vite, là-bas…

Il fixe une mouche en orbite autour du panneau de sortie pendant un long moment, puis reprend.

– Excusez-moi pour l’éclipse, je crois que je me suis endormi
– Pas grave, je comprends…

Il avise le livre qui dépasse de mon sac.

– Oh! une bande-dessinée! J’aime bien l’univers de la BD… C’est quoi?
– Des histoires de flibustiers, je suis fan de vaisseaux pirates. Je descends au prochain arrêt, au fait. Ca va aller?
– Oui, je pense, merci, sans vous ce voyage aurait été un désastre.
– De rien, j’aime bien donner un coup de main quand je peux

Je me lève et avance vers la sortie. Le bus ralenti, freine et je descends par les portes latérales. Le fond de l’air est frais. Je me tourne afin de regarder s’éloigner le bus et son dernier passager, qui me fait signe par la vitre du fond. Il agite doucement sa main gantée et dodeline du casque. Le bus prend de la vitesse, des flammes sortent de ses pots d’échappement et il décolle en silence, me laissant seule sur le bitume.

 

 

 

 

  • 001B: identification partielle de Spoutnik1 , pour les numéros spatiaux, on peut creuser par ici

Publié le 6 juin 2020, dans Extrapolations, histoire courte, et tagué , , , . Bookmarquez ce permalien. Poster un commentaire.

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