Archives du 30 août 2016
T’es toute jolie, j’t’ai pas reconnue…
Analysons ensemble, Lecteur-Chéri-Ma-Bière-Fraîche, ce qui se passe dans le cerveau de celle qui reçoit cet étrange compliment.
Laisse-moi te situer le contexte. C’est la rentrée. L’ennui cloue son cerveau à la baie vitrée teintée. Une partie de son être gambade joyeusement dans les champs pendant que l’autre traînasse mollement dans le couloir qui mène de son bureau à la fontaine à eau. Elle croise trucmuche du service bidule (pas la peine d’encombrer son esprit de données inutiles, donc elle ne se souvient jamais des gens). Il lui parle. C’est inhabituel, alors elle dresse l’oreille.
Tout d’abord « T’es toute jolie »:
Elle frétille, son œil ordinairement torve et chafouin (ben oui, au bureau, on a tous une propension naturelle à la torvitude) s’éclaire et s’illumine. Elle se redresse imperceptiblement, contente d’avoir pour une fois eu la force (surhumaine) de porter des talons. Jusqu’à son vernis sur les ongles des pieds, qui se fait le miroir joyeux d’une moquette maronnasse, tout sur elle devient brillance, exubérance et confiance en soi.
Il faut profiter de chaque microseconde de gloire. Alors oui, un très bref instant, elle se sent la reine du premier étage. La fée de la photocopieuse. La princesse de la machine à café. La médaille d’or de la fourniture de bureau (oui, elle, elle possède son propre scotch, son agrafeuse et même, si tu es mignon, elle te montrera son tippex). Soudain, les cloisons oppressantes qui composent son paysage quotidien deviennent haies de fleurs odoriférantes. Soudain, l’imprimante asthmatique se fait fier destrier. Soudain, les corbeilles à papier débordent de fruits exotiques comme autant de cornes d’abondance.
Soudain, Thomas-de-la-maintenance devient un éphèbe bronzé au corps glabre, à la musculature huilée et au regard de braise. Non, je m’égare, ça c’est pas possible.
Je reprends.
Soudain, Thomas-de-la-maintenance devient… Bon, je laisse tomber la maintenance, de toute façon ces mecs n’existent pas. Ils te laissent crever, ton écran qui clignote une lumière aveuglante dans tes yeux naïfs et pleins d’espoir, ton clavier dans une tentative d’étranglement par câble pas-usb, ta prise réseau menaçant de s’éventrer par le sabre –oui, je sais, on dit « faire seppuku », mais je crains que ça ne parle pas à la majorité de mon lectorat- malgré tout le respect que je vous dois, je n’imagine pas facilement que des samouraïs me lisent. Si c’est le cas, qu’ils aillent à la page contact et m’envoient des carpes Koï, je suis fan)
Mais où en étais-je ?
Ah oui, la radieuse.
Elle flotte maintenant 2 cm au-dessus de la moquette sale. Son cœur résonne de la musique des anges (https://www.youtube.com/watch?v=s85PXZAXkjA). Dans un très court instant, elle va, d’un geste empreint d’une auguste liberté, se débarrasser de son soutien-gorge et le jeter en brâmant des chants grégorien.
Mais voilà la cruelle suite: « ch’t’ai pas r’connue »
QWAAA ? Quoi ? Coua-coua ?
Tout s’effondre en elle. Soudain, la moquette se fait allergisante, le café a goût de plastique, l’imprimante lui crache au visage une série de reportings mensuels-à-destination-de-la-direction, la lumière redevient blafarde, ça pue l’ennui et la poussière de papier jusque dans les espaces réservés à la détente (interdite de toute façon).
Soudain, son vernis sur les ongles des pieds s’écaille et forme de petits tas mesquins, roses pâles, autour de ses sandales dont les talons la font souffrir. Soudain, elle sent le poids de ses kilos en trop la tirer vers le bas, ses bourrelets poussent la ceinture de sa jupe et elle se sent racornie et inutile.
Des larmes perlent à ses yeux dont tout éclat a fui la prunelle depuis le jour où ses pas l’ont, malgré elle, conduite derrière un bureau, dans un air aseptisé, derrière une fenêtre qui ne s’ouvre pas, à côté de plantes qui, à son image, s’étiolent en oubliant jusqu’à la pluie salvatrice. Soudain, Thomas-de-la-maintenance est une planche de salut.
D’ailleurs, le voilà qui arrive au bout du couloir, chaloupant dans son pantalon de tergal gris, sa chemisette, qui un jour fut blanche, flottant dans l’air climatisé lourd de tous les miasmes de l’étage, ses cheveux gras ondulant avec classe. Ahhhhh… Thomas…
Non, ça c’est pas possible !
Voilà pourquoi,
toi qui essaie bêtement de te faire aimer,
en distribuant des compliments de rentrée,
tu ferais mieux, comme d’habitude, de la fermer.
Voilà pour toi
Sur ces vers puissants, je te laisse, Lecteur-Chéri-Mon-Cupcake, reprendre doucement le fil de ta vie professionnelle.
Acta est fabula et je suis fatiguée.