Dangereuse promiscuité

 

Le voyage n’avait pas très bien commencé.
D’abord, la gamine qui racontait sa vie a haute voix, imaginant sans doute intéressants les propos puérils qu’elle ressassait à qui voulait l’entendre. D’habitude, j’aime plutôt les enfants. Mais pas ceux qui se prennent pour le nombril du monde. Ceux là me donnent envie de leur coller toutes les tartes qu’ils se prendront dans leur vie d’adulte. Une sorte d’avance sur recette.
Après, les parents qui mettaient leurs pieds déchaussés sur la table. Tranquilles. Genre « on est ici chez nous ». Bien assortis à la petite blonde dont les sourires satisfaits me glaçaient.

Mais il me fallait rester calme. Ca n’allait pas durer longtemps et je ne souhaitais pas me faire remarquer.

Le problème, dans ces cas là, c’est qu’il me faut un exutoire. Quelque chose pour détourner la tension qui monte et fini par atteindre le cerveau. Parce que quand le cerveau est atteint, je ne réponds plus de rien. Le cerveau atteint par la tension, moi, ça me fait comme un voile dans la tête. Un voile opaque, lourd. Qui m’empêche de me souvenir. Qui m’empêche de voir ce que je fais. Qui me protège, disent les médecins. Le problème, c’est que pendant que ça me protège, le voile lourd, je peux commettre des actes que le commun des mortels est appelé à regretter. Si il s’en souvient. Vous voyez ce que je veux dire.

J’étais là et je sentais la tension monter et le voile se former, malgré moi. J’ai appris une chose, avec toutes mes consultations: Quand le voile approche, qu’il étend doucement ses ailes sombres sur ma capacité à réfléchir et à me contenir, il faut l’éloigner. On dit aussi « détourner l’attention ».

La gamine s’était mise à chanter et elle avait manifestement appris qu’il est très mignon de chanter pour les gens. Je sentais l’odeur de son bonbon tandis qu’elle entonnait pour la troisième fois une comptine en Allemand. Par ce que la famille était allemande. Mais si elle avait chanté en français, ça m’aurait fait pareil. Le voile n’est pas sélectif. J’étais là, à contempler la veine bleue battre sur sa tempe à la peau diaphane, à humer les effluves de ses bonbons et à me demander si ça lui ferait mal, de lui tirer une poignée de cheveux blonds, quand j’ai nettement perçu que le voile commençait à emballer mon cerveau.
Il me fallait une diversion. Vite.
Alors je me suis levée, pour me mettre en retrait à une place isolée et j’ai commis mon premier sacrifice de la journée.

La fillette m’avait suivi sans difficulté et  me fixait intensément, rendue muette par la mise en scène qui se déroulait devant elle.

J’ai extrait de mon sac le premier et posé son corps devant moi, bien à plat. Ses yeux sans expressions semblaient voilés, eux aussi.
Lentement, je lui ai coupé les bras, que j’ai posés harmonieusement à gauche et à droite de son torse: le bras gauche à gauche et le bras droit à droite. En toute bonne logique. Cette opération terminée, j’ai délicatement coupé les oreilles, d’un coup de dent rapide et sans concession: un claquement par oreille. En déposant les deux oreilles au dessus du crâne orphelin, j’ai jeté un œil à l’enfant. Au moins, elle avait cessé de chanter. Elle semblait fascinée et horrifiée, ce mélange qui vous empêche de partir en hurlant.

J’ai détaché les jambes avec un couteau, celui que je prends soin d’affuter avant chaque utilisation. Je n’aurais pas aimé que les secousses du train me fassent faire un sale boulot. Comme pour les autres organes, je les ai joliment disposés autour du corps. C’était efficace, absorbée par la concentration que me demandait ce travail, je sentais le voile se desserrer lentement. En regardant la petite fille dans les yeux, sans ciller, je me suis mise à chantonner sur le même air que celui dont elle m’avait rebattu les oreilles. Assez étrangement, ça ne l’a pas fait rire. Moi, si. J’ai même gloussé de façon hystérique en décapitant ce qu’il restait du corps diminué.
La tête méritait une place de choix: je l’ai bien posée à la verticale, le cou calé par les brase et j’ai un peu poussé le buste. L’effet était réussi. Tant pis pour son côté surnaturel.

Je n’ai pas proposé à la gamine de porter un morceau du corps à sa bouche. C’eut été trop pour elle.

Tout en soutenant son regard angoissé, j’ai précautionneusement prélevé chacun des organes, que j’ai portés à ma bouche et dégustés, mastiquant lentement. En voyant une larme couler le long de son visage poupin, j’ai eu un nouveau gloussement de joie. Elle ne pouvait en supporter plus. Elle est partie brusquement en courant. Je ne l’ai plus entendue du voyage.

Ca m’avait ouvert l’appétit. J’ai choisi le vert pour continuer.

ours-big

 

 

 

 

 

 

Publié le 7 août 2015, dans Capillotractions, et tagué , . Bookmarquez ce permalien. 1 Commentaire.

  1. J’ai lu ton texte avec intérêt. Pas mal la chute. Dire que je ne m’y attendais pas aurait été mentir mais pas mal quand même. Tu as vraiment des talents d’écrivain. Ce petit texte, légèrement retravaillé, pourrait faire l’objet d’une nouvelle. Bravo en tout cas et félicitations car, moi, ce qui m’embrume le cerveau, c’est la chaleur et je dois dire que depuis plus d’un mois on prend quelque chose ici en Ardèche (mais c’est moins pire qu’à Lyon). Ton fidèle lecteur, Roland.

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