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Réveil
Je n’arrive pas à creuser de chemin vers mon cerveau.
Tout est brouillard, comme si ma tête était pleine d’un fin coton et le siège de ma réflexion, une bille de plomb au centre de cet écheveau.
Trois jours maintenant que je suis dans l’incapacité d’élaborer la moindre pensée.
La fatigue m’empêche de m’inquiéter. Je me laisse aller contre la vitre et regarde défiler le paysage. Il est à l’image de ce qui m’arrive : noir et blanc, flou, impénétrable, insaisissable. Je ferme les yeux, en quête de la normalité qui me manque.
Le tangage régulier du train, son bruit monotone devraient me bercer, mais la main de fer de l’angoisse se serre autour de mon front. Bientôt, la migraine sera si forte que j’aurai mal aux dents… Il me faut un café.
Alors que je titube vers la voiture bar, un flash déchire ce qu’il me reste de cerveau. Lumière aveuglante, douleur. Ce n’est pas la migraine. Ça ressemble à un souvenir. Je m’arrête, soutiens mon corps affaibli entre deux sièges. J’ai envie de vomir, je vais tomber dans les pommes. Mes doigts aux articulations blanchies s’agrippent aux poignées… respirer… respirer et penser à autre chose, appeler la plage de mes vœux… Je peux repartir. Aucune idée de ce qui vient de m’arriver. Dans ma tête, c’est à nouveau la mélasse. La nausée me guette. Il me faut un café et vite retourner à mon siège.
A mon arrivée à la gare, je flotte vers la file des taxis. La moindre bousculade me mène au bord de l’évanouissement. La sensation d’embourbement ne m’a pas quittée. Mon cerveau se dérobe en moi.
J’oublie.
Qui je suis.
Je n’ai aucune idée de comment je suis arrivée à l’hôtel, de qui m’a aidée à porter ma valise, m’a fait couler un bain puis ôté mes vêtements. Moite, je frissonne dans une serviette d’éponge blanche, mais n’ai pas la force de me lever pour prendre des vêtements. Allongée sur le couvre-lit fleuri rassurant, mes cheveux gouttant sur coussin de velours jaune, je fixe la fenêtre. Je ne sais rien, sinon que je dois fixer les rideaux bleus, pour ne pas me noyer dans l’absence de moi.
Je fini par sombrer.
Un flash me réveille. Figée par le froid, je voudrais appeler à l’aide, mais l’idée d’émettre un son m’est insupportable. Machinalement, je relève une mèche de cheveux pour la glisser derrière mon oreille. Une douleur fulgurante me vrille le cerveau. Aveuglement. Nausée. Peur.
Je passe mon index le plus délicatement possible sur la cicatrice qui gonfle sur l’os. Elle semble fraîche, les fils sont toujours pris dans ma chair. Je sens les larmes me monter aux yeux, mais le sentiment de tristesse ou de peur me sont étrangers. Tout se passe comme si j’observais les larmes couler sur mes joue, voies salées sur le froid de ma peau.
Mon cerveau semble prêt à repousser les limites de ma boîte crânienne, il lutte pour compresser des vaisseaux sanguins, se force un passage jusque dans ma gorge. Ma tête va exploser, je vais étouffer et crever sans me souvenir de qui je suis.
La douleur me tue à petit feu.
Du coin de l’œil, je vois un téléphone posé sur la table de chevet. Je tends un bras qui semble appartenir à un corps qui n’est pas le mien, vois une main s’emparer du téléphone et pianoter sur le clavier, puis plus rien.
Le vide
Virginité des sens. Je réalise que je n’ai plus mal.
Une voix se forme en mon éther. D’abord un bruit, puis un flot, pour finalement devenir mots dépourvus de sens «Nous sommes désolés, nous n’avons pas encore atteint le niveau technique nécessaire, nous allons devoir vous rendormir».
Sous moi, je devine mon corps flasque, autour duquel s’activent de sombres silhouettes. Dans la cicatrice, quelqu’un plante une sonde, déclenchant un nouveau flash, suivi d’une douleur vive. Je suis étonnée de sentir que la conscience peut avoir mal, mais n’ai que le temps d’intercepter la fugace surprise.
Quelqu’un trouve mon téléphone portable. Il déchiffre à voix haute «Laissez-moi mourir, je vous en prie». Dans le silence d’incompréhension qui suit, je me souviens.
J’ai payé pour l’immortalité.
Conte d’hiver
Les réminiscences de cette première semaine me donnent envie de vous raconter une petite histoire.
Il s’agit d’une vieille dame, Matilda. Matilda présente une caractéristique intéressante : elle est immortelle. Elle tient son immortalité d’un acte très simple : l’achat. Aussi loin que ses souvenirs remontent, elle a toujours vécu dans l’opulence. Soit par ses mariages riches, soit à la force de son travail.
Tant que Matilda peut acheter, elle stoppe son vieillissement. Longtemps, elle a gardé l’aspect de ses 20 ans. Belle, elle était convoitée par des hommes riches qui lui donnaient de l’argent. Grâce à cet argent, elle entretenait sa jeunesse.
En temps de guerre ou de crise, la dépense étant moins aisée, Matilda n’a pas pu éviter de prendre de l’âge. Mais Matilda est une battante, elle a vaillamment traversé les époques. Intelligente, elle s’est mise à étudier pour être autonome et gagner sa vie, dès que ça a été possible. Elle a fait partie des premières femmes à travailler.
Elle a connu tant d’homme qu’elle a cessé de les compter. Des chacun d’entre eux, elle a tiré la substantifique moelle qui lui permet de continuer son chemin infini : l’argent.
Le vingtième siècle a été dur pour Matilda ; elle l’a abordé à l’aube de ses quarante ans, âge auquel les femmes présentent moins d’intérêt pour les hommes ; elle a dû s’en remettre à elle-même, ses prétendants étaient devenus trop rares pour qu’elle puisse compter sur eux.
Chacune des guerres du XXème siècle a fait prendre 10 ans à Matilda.
Dans les années 70, l’invention de la carte bleue lui a fait retrouver l’énergie de sa jeunesse. Moins entravée dans son processus de maintien en vie, elle a pu booster son évolution à coup d’achats impulsifs; le maniement du bout de plastique bleu rendait soudainement lointain de concept de l’argent. L’utilisation de pièces et de billets avait freiné un peu ses frénésies acheteuses, la CB a ajouté un niveau d’abstraction à ses pulsions consommatrices
L’apparition des ventes en lignes a fait beaucoup de bien à Matilda : elle pouvait acheter 24h sur 24. Elle s’est mise à rajeunir. Son aspect plus présentable lui a permis de trouver plus facilement du travail et les hommes, enthousiasmés par la mode des « cougars » se sont de nouveau mis à lui rendre leurs hommages. Matilda revivait.
Ces dernières années, la crise a rendu la consommation moins aisée ; Matilda, peu à peu, a recommencé à vieillir. Ne voulant pas résigner à se voir décliner après avoir traversé les siècles, elle a cherché une solution pour conserver son immortalité ; elle a fini par trouver : la proximité des caisses enregistreuses.
Si elle reste proche d’une caisse enregistreuse, Matilda stoppe son processus de vieillissement. Quand elle a eu fait cette découverte, elle s’est mise à fréquenter les supermarchés de son quartier de façon quotidienne, essayant de se tenir le plus près possible des caisses. Mais les caissières, gênées et un peu effrayées par cette dame d’âge respectable qui passait plusieurs heures par jour plantée à côté des sacs réutilisables, ont fini par se plaindre. Matilda a dû trouver une autre solution: Sous le prétexte de faire ses courses, elle se rend tardivement dans les supermarchés et s’y laisse enfermer. Elle passe la nuit pliée en deux sur une caisse enregistreuse et au matin peut sortir fraîche et dispose.
Un jour férié est pour elle une aubaine : elle peut se régénérer plus longtemps.
La prochaine fois que vous ferez vos courses, si vous croisez une vielle dame qui erre dans le magasin au moment de la fermeture, surtout ne dites rien à personne et laissez-là profiter de la vie tranquillement…
La réalité est là : http://bigbrowser.blog.lemonde.fr/2013/01/02/guigne-une-femme-passe-le-reveillon-enfermee-dans-un-supermarche/
La fiction ici: http://fr.wikipedia.org/wiki/The_Man_from_Earth
La chouette musique là : http://www.youtube.com/watch?v=Q06wFUi5OM8