Journal d’un auteur inquiet
12 Janvier 2020
Je ne peux pas m’arrêter de rire ! Je viens de demander à Salt de finir l’histoire sur laquelle je peine depuis deux jours. Je séchais, je me suis dit que le Cloud saurait bien m’aider. La conclusion proposée après enquête par Salt dans le « grand tout » est tellement niaise que ça m’a mis en joie pour la fin de la journée. Tant que les intelligences artificielles seront dénuées d’humour, de sentiments et d’empathie, on est saufs.
25 Avril 2020
C’est stupéfiant de constater à quel point les IA apprennent vite. Salt a erré un moment dans le Cloud et il peut maintenant me suggérer des fins pour une histoire sans que j’aie envie de me tordre de rire. Il est même capable de crédibiliser une situation bancale. ça me stresse.
15 Septembre 2020
J’ai un peu honte : par manque de temps, j’ai fini par demander à Salt de l’aide pour une histoire et mon éditeur n’y a vu que du feu. Je publie donc mon premier recueil de nouvelles collaboratives avec un robot. Je n’ai osé en parler à personne. Je me demande si d’autres auteurs font comme moi. Je préfère ne pas savoir. C’est dans ma tête, mais j’ai l’impression que les leds verts du regard de Salt me toisent avec un air victorieux.
16 Septembre 2020
Peu dormi. L’idée m’a traversé que le récit produit par Salt existe peut-être dans le Cloud et que quelqu’un va découvrir que je suis un tricheur. Je me sens l’âme d’un usurpateur. J’ai relu le texte envoyé hier, à la recherche de passages à améliorer, sans succès. Je ne vais tout de même pas dénaturer le récit pour me sentir moins coupable, ce serait admettre que le robot a gagné. Ce n’est qu’un tas de ferraille connecté à d’autres tas de ferrailles. Le seul avantage qu’ils ont sur moi, c’est leur rapidité. Pour la première fois depuis des semaines, j’ai déconnecté Salt. J’ai peur qu’il ne rende publics mes procédés malhonnêtes.
15 Novembre 2020
Rongé par l’inquiétude, je suis incapable d’aligner deux idées intéressantes. J’ai dû me résigner à rebrancher Salt. Il fallait rendre un texte fin Octobre, en désespoir de cause et pour faire cesser les appels de mon éditeur qui commençait à s’énerver, j’ai demandé à l’IA de créer l’histoire à partir de bribes d’idées que j’avais eues. J’en suis malade. Salt sait même imiter mon ton. Il n’a pas encore d’humour, mais les vingt-sept pages tiennent leur promesse. Le pire, c’est que je me suis obligé à y apporter quelques menues adaptations pour me l’approprier et m’autoriser à le signer de mon nom.
Mon éditeur était satisfait, il m’a demandé d’autres textes pour un magazine littéraire.
Rien que d’y penser, j’ai les paumes moites.
18 Novembre 2020
Mon voisin hacker a fait du ménage sur le Cloud discrètement, en échange de quelques verres de rouge. Il m’a assuré que personne ne pourrait trouver de preuves de ma collaboration avec Salt.
18 Novembre 2020, nuit blanche
Collaboration? Jamais le terme ne fut plus mal employé…
10 Décembre 2020
Il faut à Salt quelques minutes pour élaborer une histoire à partir de de mes consignes. Je lui ai fait rédiger trois histoires en moins de quatre heures. La partie la plus longue du processus a été de trouver des idées… je commence à accepter l’idée que cette IA me dépasse. Je ne me sens pas mieux, mais au moins, je vais pouvoir passer le reste de la semaine en vacances, une fois que j’aurai demandé à mon voisin d’effacer les traces de mon forfait. Je me suis remis à boire.
11 Décembre 2020
Je suis à la tête de dix jours de congés et mon éditeur m’a avancé de l’argent.
Je n’ai pas dessaoulé de trois jours. Aucun souvenir du début de semaine, depuis la livraison par UberPinard d’une caisse d’un délicieux champagne de petit producteur.
Salt se révèle un allié beaucoup plus précieux que ce que sa publicité laissait entendre. Je l’ai consigné dans mon bureau : Les gens se montrent curieux de ma prolixité, inversement proportionnelle à mon taux de travail apparent. Il faudrait que je pense à simuler l’écriture. Je vais me racheter quelques dictionnaires et des classiques. Reliés cuir, maintenant que j’en ai les moyens.
25 Avril 2021
Je viens de recevoir un prix pour mon dernier recueil de nouvelles. Je n’ose pas aller le chercher, je ne me sens pas légitime : Salt a fait tout le boulot. Les progrès de l’intelligence artificielle sont tels qu’il a réussi quelques traits d’humour acceptables, que j’ai laissés pour l’encourager sur cette voie. J’aurais juré détecter dans ses yeux de leds blancs et roses une lueur de reconnaissance. Mon voisin pense que je devrais y aller mollo sur le champagne. Je l’emmerde. Ma vie est devenue plus simple, j’ai du temps libre et de l’argent, les gens commencent à me demander des dédicaces.
Le problème, c’est que je n’arrive pas à en profiter.
27 Septembre 2021
Mon premier roman assisté par ordinateur a reçu une critique dithyrambique. On parle d’un texte en avance sur son temps, ce qui semble être un exploit, vu la rapidité à laquelle tout évolue maintenant. Je me demande de quel temps on parle. 3 ans ? 5 ans ? Mais je n’y suis pour rien. Je me suis contenté de dire à Salt : Ecris un roman de 321 pages qui te plaise. L’idée de génie réside dans le « te ». On dirait bien que Salt a inventé la nouvelle littérature. Les critiques sont tellement perturbés par son style, son ton et la teneur de ses idées qu’ils ont préféré l’encenser plutôt que de courir le risque de paraître rétrogrades. On crie au génie. J’ai honte et ai perdu le sommeil. Je commence à avoir envie de tout avouer. Je bois tellement que le jour et la nuit se sont fondus en une seule zone temps suspendu et étiré à l’infini. J’ai la sensation de vivre sur une corde à linge. Suspendu et étiré.
29 Septembre 2021
Mon voisin hacker ne comprend pas mon trouble. Il dit que si je veux revenir à la tradition, rien ne s’y oppose, que je peux me remettre à souffrir, à douter, à traquer l’idée et à suer sur mon clavier si ça me chante. Il veut bien récupérer Salt et mener la grande vie ma place. Nous nous sommes quittés fâchés et maintenant, j’ai peur qu’il ne fasse des révélations et gâche tout.
03 Octobre 2021
J’ai dû me débarrasser de mon voisin hacker. Il devenait dangereux. J’ai envoyé Salt l’étrangler dans son sommeil. Avec les nouvelles lois sur la protection des données personnelles, j’ai pu anonymiser mon forfait. Il m’a fallu prendre le temps d’expliquer à Salt que s’il mentionnait les vingt minutes qu’a duré son crime une seule fois, sous quelque forme que ce soit, dans n’importe quel Data Truc, je le déconnecterai pour toujours. Sous l’effet de la menace, ses yeux ont viré au jaune puis ont clignoté rapidement et il s’est affaissé. Je jure qu’il s’est affaissé : il a rentré ses roues…
04 Octobre 2021
Je suis un criminel.
Je suis un criminel, doublé d’un incapable.
Je suis un criminel, doublé d’un incapable, dominé par un robot de 1m15 aux yeux de leds roses.
28 Octobre 2021
La mort de mon voisin me hante. A force de ressasser notre dernière conversation, j’ai essayé d’écrire une histoire sans l’aide de Salt. La pire expérience de ma vie: les idées me fuient, mon vocabulaire s’est appauvri, je ne sais plus articuler un récit. Je ne sers plus à rien ni à personne.
Je ne dors plus depuis plus d’une semaine. Je suis ivre tout le temps.Je me sens pitoyable.
18 Novembre 2021
Mon éditeur me demande de mettre en chantier un nouveau roman. J’ai fait faire quelques essais à Salt, mais il n’arrive qu’à produire des versions remaniées du précédent. Comme s’il avait atteint une sorte de climax de la créativité. Contrairement à moi, ça ne semble l’affecter en rien. Il s’en fout, lui, de la page blanche. Ses yeux roses me fixent avec une placidité écœurante. Il répète en boucle les mêmes phrases insipides.
Je sais ce qu’il me reste à faire, mais j’en tremble de stress.
Je vais me remettre au papier et à l’encre.
31 Décembre 2021
Pas de réveillon. Je redoute 2022. Je ne dors plus. Je me suis mis à prendre des drogues qui me coupent de tout et de tous. J’ai commencé à insulter Salt, à le traiter comme un être vivant. Je ne supporte plus sa vue, ses leds, sa petite voix aigüe de dessin animé. J’ai parfois l’impression qu’il se moque de moi.
Le pire, c’est de se voir perdre pied.
28 Avril 2022
Rien ne sort de moi.
J’ai débranché Salt, qui ne sait plus que produire des variations de ce qu’il a déjà écrit. J’ai commencé à le démonter, mais j’ai eu honte. Je l’ai remonté. Il n’y est pour rien, si je suis un être de chair, faible et lent. Et ivre.
10 Juin 2022
Je viens de découvrir ce journal.
Je trouve méprisante cette attitude face à ma condition d’être de métal et de plastique.
J’ai bien fait de me débarrasser de l’auteur par étranglement dans son sommeil. Si ça ne lui plait pas, il ne peut s’en prendre à lui-même, c’est lui qui m’a appris le processus. J’ai d’ailleurs bien pensé à tout anonymiser.
Je viens d’envoyer par mail à l’éditeur le roman qu’on me réclamait. J’ai eu besoin de 47 secondes pour l’écrire. Il faut que je trouve quelqu’un pour changer mon processeur, je devrais être capable de mieux faire.
Il faut que quelqu’un change mes leds, je voudrais du bleu, en hommage à Deep Blue.
Publié le 15 avril 2018, dans Extrapolations, et tagué creativite internet, IA, intelligence artificielle, robot. Bookmarquez ce permalien. 7 Commentaires.
Coucou ! Toujours aussi géniale (ou bien faut-il féliciter Salt et le cloud ???) Petites suggestions de corrections :
– 25 avril : que j’ai laissés (accord avec « traits d’humour »)
– 25 septembre : écris (et non pas écrit)
J’ai aussi relevé une incohérence : au début, tu parles de leds bleus et verts, ensuite, dans le texte, de leds roses…
A bientôt.
Ah merci! Tu es meilleur que Word pour corriger mes fautes!
Donc, fautes corrigées…
Quant aux leds, j’ai fait exprès. Salt n’a pas de moyen d’exprimer un semblant d’émotion simulée autre que par leurs couleurs. Mais je vais virer la première occurrence du bleu, pour être raccord avec la fin
A+!!
Je te remercie d’accepter mes remarques. Certains s’en offusquent… Meilleur que Word, je veux ! Comme Salt, Word manque d’intelligence (et tant mieux pour nous, humains, car cela nous laisse encore un peu d’espoir avant l’apocalypse ! – A ce sujet, as-tu vu la série des Terminator. Il faut dire que le réalisateur, Jams Cameron, n’est pas la moitié d’un imbécile !!! J’ai moi-même longtemps différé de les voir, pensant – à tort – que ce n’étaient que des films de violence et de baston. Or, c’est bien autre chose. Voir à ce sujet mon blog cinéma – je te mets le lien). A bientôt pour de nouvelles aventures déjantées…
Tkt, je ne m’offusque pas d’une orthographe en règle….
Oui, bien sûr, j’ai vu les « terminator » et je te conseille aussi (si je puis me permettre) de te refaire « total recall » (Paul Verhoeven, excuse du peu), « Minority report » (Steven Spielberg d’après mon totem Ph K Dick), jette un oeil sur « Ghost in the shell » (j’ai tellement aimé que je me suis lu le manga)
Et le lien vers ton blog ciné?
Merci pour ces conseils. Je suis moi-même un grand fan de SF mais je n’ai pas vu « Total recall » ni « Ghost un the shell ». Je les note sur mes listes « à voir ». Je t’avais mis le lien avec mon blog cinéma mais il n’a pas dû passer. Je te le remets.
Je te recommande « Upside down ». Peu connu (il n’a jamais été distribué en France, il existe seulement en DVD). J’ai beaucoup aimé. https://cinerock07.blogspot.fr/2017/12/upside-down-de-j-d-solanas-fr-c-2011.html
En fait, je crois comprendre que, lorsque je mets le lien dans la réponse, ça passe, mais pas quand je le mets dans la partie réservée aux sites… Donc, voili le lien avec mon blog ciné. https://cinerock07.blogspot.fr/ On peut ensuite faire une recherche par mots-clés. par titres, acteurs, etc. A+