Repousser le temps
– Ah c’est nouveau ça… regarde le gamin!
Un grognement répondit à Roger, qui en se tournant découvrit son ami Stanislas enfoncé dans la boue jusqu’au bord des yeux.
– Désolé, je n’avait pas vu que tu faisais les courses… je te décris le tableau: le gamin est en train de se peindre de grands traits de toutes les couleurs sur le visage et les mains… je me demande ce qu’il trafique…
Curieux, Stanislas interrompit sa chasse aux vers et approcha de la surface du bassin. Les deux têtes des grosses carpes aux tâches turquoise et corail formaient un motif en forme de huit dans les reflets sombres de l’eau. A quelques mètres d’eux, le petit prince avait déposé des godets de peinture, des pinceaux de différentes tailles et un chiffon. Attentif à ne pas répandre de la peinture partout, il appliquait la couleur en grandes lignes sur ses mains et ses joues.
Après s’être décoré de traits en bleu et vert, il décida de rincer son pinceau dans le bassin et agita l’eau de volutes qui se détendirent sous le regard fasciné des deux poissons.
– Je ne sais pas ce qu’il fait, mais c’est drôlement joli… moi qui avait toujours rêvé de voir un feu d’artifice dans l’eau…
– Regarde! Il se met du jaune sur les joues!
– Ah oui, j’aurais plutôt choisi du rouge, mais jaune c’est bien aussi…
– C’est bizarre cette activité, je me concentre, on va savoir…
Roger fixa le gamin et focalisa son attention sur ses pensées.
– Alors?
Stanislas, toujours un peu jaloux de la capacité de son ami à lire les pensées des humains, ne pouvait lui laisser le temps de clarifier ce qu’il déchiffrait.
– Attend un peu, tu crois que c’est facile? Il a grandi ce gosse, il développe des concepts un peu… abscons…
– Ouais, et donc?
– Ben… on dirait qu’à l’école, il a appris que les zèbres sont rayés pour repousser le temps… comme il n’a pas envie de vieillir, il se fabrique des rayures…
– Ah bon? les zèbres sont immortels? ça se saurait… et s’il suffisait de porter des rayures pour rester enfant, même ces abrutis d’humains auraient fini par s’en rendre compte…
– Non, je crois que le môme a mal compris… ce n’est pas « le temps », mais « les taons ». Les zèbres sont rayés pour repousser « les taons »…
– Repousser l’étang? les gamin veut se débarrasser de nous?
– Mais arrête, avec ta parano… il ne s’agit pas d’un étang, mais de taons… de moustiques, quoi… Et nous habitons un bassin, pas un étang
Il fallut quelques secondes à Stanislas pour analyser les informations.
– Donc, si je comprends bien, les moustiques ne sont pas des bassins et les taons pas dans l’étang sont repoussés par des zèbres qui ne maîtrisent pas le temps? De toute façon, depuis que ce petit a voulu nous manger, je ne suis plus sûr de rien… Alors comme ça, les zèbres attirent les moustiques? Il faudrait peut-être envisager d’en faire venir un, ça nous procurerait des amuses-gueule pour accompagner le vin… On fait quoi? une annonce? « Carpes gourmandes cherchent coloc avec zèbre pour partager apéro »? Tu crois que ça pourrait marcher? y a des site de rencontres inter-règnes?
– Tu penses qu’à bouffer, tu me fatigues…
Un pinceau chargé de rose vint chatouiller les nageoires de Roger qui se mit à glousser. Vexé, Stanislas partit bouder dans la boue en grommelant.
– Ouais, ben c’est pas clair cette histoire de repousser les bassins à cause des moustiques. De toute façon, les moustiques, ça aime l’eau… bassin, étangs, mare, flaque, ‘font pas la différence. Et quand tu seras décidé pour le zèbre, tu me feras signe. Ca se trouve, d’ici là j’aurais envie d’un gnou, quitte à donner une couleur exotique au bassin. Et t’auras rien à dire, on dit bien « les gnous et les couleurs, ça se discute pas? »
Stanislas éclata d’un rire tonitruant qui fit de petites vagues dans le bassin. Attiré par le remous, le petit prince approcha son visage tout bariolé de la surface. La vue de ses joues couvertes de couleurs le réjouit et il se mit à s’admirer, faisant passer son regard de jais de ses petites mains potelées à son reflet parsemé de remous d’argent. Un gazouillement accompagnait ses gestes.
– il est content, il est sûr de ne plus grandir… il pense que comme ça, il pourra continuer à croire que tout est possible…
– Mais d’où il sort ce type de réflexions, il est tout petit…
– Hum… je crois qu’on lui a expliqué que les personnages de dessins animés de ne vivent pas vraiment. Il a beaucoup pleuré, il voulait rencontrer Merlin l’enchanteur pour apprendre faire des potions… et faire en sorte que sa chambre se range toute seule…
– Ah… et on fait quoi, nous ? On lui dit?
Les deux carpes observèrent un moment l’enfant joyeux qui s’était mis à peinturlurer des petits cailloux, des bouts de branches et des feuilles mortes
– Non… il est beau, avec ses rayures et son sourire, laissons-le en profiter…
Publié le 10 février 2019, dans Roger et Stanislas, et tagué carpes, carpes koï, histoire courte, Roger, Stanislas, temps. Bookmarquez ce permalien. Poster un commentaire.
Poster un commentaire
Comments 0