Dérapage incontrôlé

Lecteur-chéri-mon-ticket-de-bus, il ne m’arrive pas souvent de prendre les transports en commun, qui n’ont de « transports » que le nom (on est loin du transport amoureux dans le métro) et de « commun » que la pire définition (cf le Larousse: qui manque de distinction, d’élégance, vulgaire). On y croise de gens que l’on ignore royalement et que l’on se met même à détester, s’ils prennent la place que nous avions convoitée.
Parfois certains individus y parlent plus fort que les autres. Soit ils veulent de l’argent, soit ils sont en pleine crise de folie (il y a aussi les impolis). Laisse-moi te retranscrire le récit poignant de celui que j’ai croisé la semaine dernière. Débraillé, maigre, perdu, il aurait néanmoins pu être toi ou moi.

« Bonjour messieurs-dames, désolé de vous déranger pendant votre voyage. Vous partez sans doute vers votre lieu de travail… si vous saviez comme je vous envie ! Il n’y a pas si longtemps, à cette heure, moi aussi je partais sur mon lieu de travail. Comme vous, je m’étais habillé avec soin, rasé, coiffé, j’avais un téléphone qui sonnait toutes les deux minutes et je me sentais important. Certainement plus important que la plupart d’entre vous, d’ailleurs. Maintenant tout ça est derrière moi et moi, je suis là, à implorer un regard. Si vous ne me regardez pas, je ne vous en voudrai pas : à votre place, je ne m’accorderais pas un œil, je ne vous entendrais même pas. Vous n’existeriez pas pour moi. Je suis comme vous, je vous comprends.
Laissez-moi vous raconter une histoire. La mienne.
Il y a un an, je dirigeais une entreprise de volailles. Je vendais des poulets et des œufs. Je tiens à préciser que jamais il ne me serait venu à l’idée d’en consommer. C’est une de mes nombreuses erreurs. Comme quoi, dans la vie, on ne réalise ses erreurs qu’à postériori. Même quand on le sait. C’est tellement plus simple de ne pas réfléchir qu’on n’y pense même plus.
Voilà ce qui s’est passé:
Un jour, des activistes verts sont venus visiter les batteries et, écœurés par ce qu’ils ont découvert, m’ont pris en otage pour me punir. Ils m’ont attaché sur une étagère parmi les poulets et se sont mis à me nourrir comme eux. Comme les poulets, je veux dire. Au bout d’un mois, j’avais tellement gonflé et pris de poids que l’étagère s’est cassée et que j’ai pu m’enfuir. De nuit, j’ai traversé les champs voisins. Comme j’étais très affaibli et beaucoup trop gros, je n’ai pas pu aller loin.
A ce moment, un passager a sorti des documents d’une sacoche. L’homme s’est mit à se comporter comme s’il était possédé. Les gens se sont reculés, affolés. Il n’a rien remarqué, tout à sa transe.
Oh ! Une sacoche, des dossiers ! S’il vous plait monsieur, laissez-moi sentir, respirer l’odeur de l’encre…
Il s’est approché, implorant. L’homme, voulant s’en débarrasser sans générer d’esclandre, lui a tendu une feuille.
Merci… oh… un compte rendu… comme c’est émouvant…
Faites voir votre sac ? il est plein…c’est bien… je peux prendre une bouffée ?
L’homme a jeté un œil autour de lui, guettant de l’aide parmi les voyageurs. Comme tout le monde détournait la tête dans un bel ensemble, il lui a passé le sac ; immédiatement, le fou a fourré son nez dedans et a inspiré à grand bruit
Oh comme c’est bon ! J’avais oublié comme c’est bon… Merci monsieur ! Vous venez de me rendre heureux pour la journée !
Où est-ce que j’en étais ? Ah… l’évasion…
Il s’est installé contre la barre centrale, s’y est adossé et a continué son histoire. Les gens, fascinés, l’ont écouté religieusement.
Je me suis retrouvé dans un village et j’ai frappé à la première porte venue. Les gens qui m’ont ouvert m’ont vu là, énorme et nu et pris pour un fou ; c’était un médecin et sa famille. Ils ont décidé de faire des expériences médicales sur moi. Ils m’ont kidnappé et enfermé dans leur cave. J’y suis resté 2 mois, au pain sec et à l’eau, soumis à des injections de produits qui m’ont rendu malade. J’ai tellement maigri que j’ai pu m’enfuir en passant à travers les barreaux de la fenêtre. Je ne sais pas ce qu’ils m’ont mis dans le sang, mais depuis je fais des bonds, il m’arrive souvent de trembler et parfois mes paroles perdent en cohérence. Je me mets à raconter n’importe quoi.
Utilisant la barre comme une barre de pole dance, il s’est mis à se tortiller langoureusement, à se frotter et à exécuter des pirouettes. Au bout de 2 stations, il a repris son récit, suspendu par une jambe, le dos cambré vers l’assistance qui ne cessait de grossir.
J’ai encore marché, enroulé dans une vieille couverture puante. Je suis arrivé dans une petite ville à l’heure de l’ouverture de l’école. Comme j’étais nu sous ma couverture et que mon visage faisait peur, les parents qui accompagnaient leurs enfants m’ont pris pour un pervers. Ils n’ont pas voulu m’écouter et m’ont fait mettre en prison.
Il est descendu de la barre, s’est emparé de la sacoche du passager et a reniflé un grand coup dedans
Aaaaahhh…. ça fait du bien… si vous saviez à quel point ça m’a manqué, en prison…
Les autres détenus m’ont tellement molesté que j’ai été dans l’incapacité de parler pendant 1 mois, que j’ai perdu un œil et la motricité de mon bras droit. J’ai profité d’un transfert vers l’hôpital pour m’enfuir. Je suis resté à errer, la nuit, dans une ville étrangère dont je ne connais pas le nom. Je crois que c’était dans le neuf-trois, mais les autochtones m’ont trop effrayé pour que je tente d’entrer en communication avec eux. Méfiant, je suis resté à l’abri dans des endroits sombres, ou j’ai attrapé des maladies qui m’ont fait perdre les cheveux et m’ont rendu à moitié sourd.
Un portable a sonné, une passagère l’a sorti de son sac pour prendre la communication.
Oohhhh… un téléphone portable ! Laissez-moi m’approcher s’il vous plait, ça fait tellement longtemps… Oh, ces petites lettres, cet écran, cette lumière… il est beau le vôtre ! Le mien était beau aussi, mais j’ai dû l’abandonner… je m’en veux, mais je n’ai hélas pas eu le choix. Oh… un message vient d’arriver ! Comme c’est émouvant…
La passagère a rapidement rangé son téléphone. Il était extatique.
Merci madame, merci ! Ca me fait toujours plaisir d’en voir un, le mien me manque tellement…
Je fini mon histoire. Après quelques jours d’errance, tel un chien abandonné sur l’autoroute, j’ai repris le chemin de ma maison et après des jours de marche et de misère, j’ai ouvert la porte pour trouver ma femme au lit avec mon frère.
Comme j’avais disparu depuis de nombreux mois, ils m’avaient déclaré mort, m’avaient, symboliquement enterré et dépossédé de mes biens. Ils n’ont pas voulu me reconnaître, m’ont traité de menteur et m’ont chassé à coup de pierres. Je suis sûr que ma femme m’a quand même reconnu, parce qu’elle m’a lancé un poulet de mon usine en criant : prend ça, sale clochard, c’est encore trop bien pour toi !
Même affamé et affaibli, je n’ai pas pu me résoudre à manger le poulet…
J’ai fini par me rendre dans une station de métro, où j’ai pu, pour la première fois depuis des mois, dormir à l’abri et au sec. J’y vis depuis 3 jours. Je vais maintenant passer parmi vous pour vous demander une petite pièce, un ticket restaurant ou une cigarette. Quand j’arriverai à votre niveau, dites-vous bien que la vie est capricieuse et que demain, vous aussi, vous pouvez tout perdre. »

Lecteur-Chéri-My-Love, je te laisse méditer sur le sens de la vie…

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Publié le 3 avril 2016, dans Extrapolations, et tagué , , . Bookmarquez ce permalien. 2 Commentaires.

  1. Ouf. Tu m’en a mis un coup, là, avec ton récit digne d’Orwell. Tu sais, tu as un vrai talent. A quand une publication de tes chroniques ?

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