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Il y a un homme sur le balcon

Il y a un homme sur le balcon. Nous sommes donc deux. Lui, orienté Nord et moi, orientée Ouest.
C’est curieux d’ailleurs. Cette résidence est totalement équipée de balcons et il y un seul homme sur son balcon. Où sont les autres?
Monsieur Nord a les mêmes horaires que moi: Tous les matins, nous prenons notre café ensemble. A cette distance, je suis bien incapable de donner un visage à l’inconnu du balcon, mais ce n’est pas grave, c’est sympa, ce petit moment d’intimité partagée. Tous les soirs, nous admirons la vue sur la ville, depuis un transat.
Depuis quelques jours, malgré une météo clémente, M Nord ne se montre pas. Sa fenêtre est ouverte, il doit donc être dans les parages. Au début, je trouve ça dommage, sans plus, mais rapidement, je me mets à guetter sa réapparition. Au milieu de ces immeubles blancs aux ouvertures béantes et sombres, à la géométrie soporifique, je me sens seule. Comme une toute petite chose vivante coincée dans une grille de mots croisés géante.
Parfois, j’ai peur qu’une gomme énorme ne vienne effacer toute trace de mon passage sur la planète.

Bon, en attendant la gomme, je m’inquiète. M Nord est peut être gravement malade? Ou il a été cambriolé et git, seul dans une flaque de sang, les doigts encore serrés sur son téléphone portable?
C’est décidé, j’arrête de réfléchir, j’y vais.
Je sors de chez moi en trombe, dévale les cinq étages et cavale jusqu’à l’immeuble d’en face. En me disant que ça ne sert à rien de courir, que s’il est mort, il n’est pas à 2mn près, je béni le syndic de mettre le même digicode à toutes les portes. J’entre donc sans difficultés dans le bâtiment. L’appartement de l’homme du balcon est au sixième. Cette fois, je prends l’ascenseur. Pas la peine d’arriver échevelée, la situation est déjà assez incongrue.
Le palier compte trois portes. Si l’intérieur de l’immeuble ressemble à son extérieur, celle de M Nord doit être au milieu. Elle est ouverte. Je m’approche sur la pointe des pieds, à la recherche d’un prétexte qui tienne la route à servir aux éventuels voisins qui passeraient. Mais personne ne survient. Je pousse la porte du bout du doigt, elle grince, je m’immobilise.
Je vois passer un apiculteur.
Aucun bruit.
Je hèle. Pas de réponse.
A ce moment là, la curiosité prend le pas sur toute forme de rationalisation. La tentation est trop forte.
C’est parce qu’il y a des ruches sous mes fenêtres.
Je rentre et repousse la porte derrière moi. En quelques pas, je suis dans le salon. La baie vitrée est juste devant, grande ouverte. Deux enjambées et me voilà dehors. C’est amusant de changer de point de vue, mais du bruit en provenance du couloir me contraint à me jeter dans le premier placard venu. Entre les vestes de tweed et les souliers de cuir brun de M Nord, je me fais une petite place et, le cœur battant la chamade, dresse l’oreille.
L’apiculteur sort du jardin en friche.
Quelqu’un s’agite un peu dans la cuisine, passe un coup d’aspirateur, range de la vaisselle et repart. Ça n’a pas pris plus de vingt minutes.
J’attends un peu avant de sortir de ma cachette. Il vaudrait mieux partir d’ici, mais le verrou a été fermé. C’est malin, je suis enfermée chez un inconnu.
Pas si inconnu, après tout. Je suis chez un homme avec qui je prends le café chaque matin depuis des mois. Ça me donne des droits.
Je vais résolument dans la cuisine. Il ne me faut pas longtemps pour dénicher de quoi me faire un café. Autant en profiter.
Quelques minutes plus tard, installée dans le transat rouge de M Nord, je profite de la vue sur les autres balcons. Le sentiment de gêne a totalement disparu. Il me faut un petit moment pour me repérer et trouver mon propre balcon.
Je compte les étages et les baies vitrées.
Pas possible.
Il y a un homme sur mon balcon.
De sa tasse de café, enfin, de ma tasse de café, il me fait un signe cordial.
Pour une fois, j’aimerais bien que la gomme se pointe…